Céline Marty est chercheuse en philosophie et en écologie politique. Spécialiste de la pensée écosocialiste d’André Gorz, elle vient de publier L’écologie libertaire d’André Gorz : démocratiser le travail, libérer le temps. Elle éclaire dans cet entretien les grandes lignes de son œuvre : penser une société post-capitaliste articulée autour de l’autogestion, de la réduction du temps de travail et de la réappropriation des besoins. En mobilisant l’héritage existentialiste et marxiste de Gorz, Céline Marty interroge la compatibilité entre industrie, écologie et autonomie, et appelle à une convergence entre luttes sociales et écologiques. L’entretien pose ainsi une question centrale : comment redonner du pouvoir aux individus sur leur travail, leur consommation et leur environnement dans une société en transition ?
Institut Avant-Garde : Vous commencez votre livre par rappeler que Gorz était, à ses débuts, un intellectuel proche de Sartre, dont il tire une filiation intellectuelle certaine. Pourriez-vous revenir sur ces liens et la trajectoire intellectuelle et biographique de Gorz ?
Céline Marty : Revenons sur quelques éléments biographiques dans un premier temps : André Gorz, de son vrai nom Gerhart Hirsch, est né en Autriche en 1923 d’un père juif et d’une mère catholique. À 6 ans, il change de nom pour masquer la judéité de son patronyme et à 16, alors que l’Autriche est annexée par l’Allemagne nazie, il est envoyé en Suisse. Il finit des études d’ingénieur chimiste là-bas et découvre la philosophie en autodidacte. En 1949, alors qu’il cherche à quitter la Suisse pour Paris, Sartre – qu’il a rencontré en 1946 – va lui prodiguer des conseils pour trouver un emploi dans la capitale française. C’est comme ça que Gorz, et sa compagne britannique Dorinne Keir, vont arriver à Paris pour devenir respectivement journaliste et traductrice. C’est également à cette époque qu’il adopte le pseudonyme de Michel Bosquet (der Horst en Allemand), pour contourner le frein que représente un nom à consonance allemande dans le milieu du journalisme de l’époque. Par sa proximité intellectuelle avec Sartre, il finit par rejoindre le comité de rédaction de la revue Les temps modernes et, par ce biais, les cercles marxistes européens.
Notons ici d’emblée que, malgré cette affinité, il a toujours eu, à l’instar de Sartre (c’est également la position de Beauvoir), une distance critique vis-à-vis du stalinisme. En 1966, d’ailleurs, dans un texte sur l’autogestion en Yougoslavie, il parle du « socialisme difficile ». Ce faisant, il essaie de prendre de la distance vis-à-vis de la voie du socialisme autoritaire qu’il constate dans la majeure partie du bloc de l’Est. C’est d’ailleurs en cohérence avec la ligne éditoriale de Les temps modernes, qui soutient tous les mouvements libertaires qui émergent dans le bloc de l’Est. On trouve ainsi des articles qui dénoncent la répression en Tchécoslovaquie de 1968. Il met en pratique cette ligne intellectuelle en se tenant à l’écart du PCF et de la CGT, dont il critique les positions dogmatiques.
Un des éléments distinctifs du parcours intellectuel de Gorz est lié à son métier de journaliste, qui le distingue d’autres intellectuels de l’époque, qui évoluent davantage dans des cercles universitaires. Ainsi, même si, d’un point de vue de l’histoire des idées, les similitudes de position peuvent faire penser qu’il était proche de certains intellectuels, comme Baudrillard par exemple, ils n’ont en réalité pas échangé directement. Il est en revanche plus proche de militants syndicaux. Grâce à cette position, il opère des va-et-vient entre des textes très philosophiques et théoriques, comme c’est le cas de ses premiers ouvrages, et des études de situations concrètes auxquelles il fait référence dans des essais marxistes. Gorz va ainsi, progressivement, à partir des années 60, être en lien avec différentes luttes ouvrières en Europe (les grèves en Belgique et en Italie) qu’il suit grâce à son rôle à l’Express puis au Nouvel Observateur et aux Temps Modernes. De même, son intérêt pour l’expérience autogestionnaire yougoslave provient de la rencontre avec un membre de l’ambassade. Ce faisant, il essaie toujours de rapprocher la théorie qu’il élabore d’expériences réelles.
« Un des éléments distinctifs du parcours intellectuel de Gorz est lié à son métier de journaliste […] Grâce à cette position, il opère des va-et-vient entre des textes très philosophiques et théoriques, comme c’est le cas de ses premiers ouvrages, et des études de situations concrètes auxquelles il fait référence dans des essais marxistes. »
Comment en est-il arrivé à mettre l’écologie au cœur de sa critique du capitalisme ?
Céline Marty : Gorz va commencer par s’intéresser à l’existentialisme, qui est un courant qui séduit beaucoup les intellectuels déracinés de l’époque, qui y voient notamment une théorie pour se construire une existence quand toute une vie est perturbée [1]. Mais, chez Gorz – et à la différence de Sartre qui va se marxiser progressivement entre les années 1940 et 1960 – c’est, dès le début, une philosophie existentialiste empreinte de marxisme. Pour lui, s’il s’agit de penser à la façon de s’arracher à sa situation, il inscrit d’emblée sa réflexion dans le contexte de la guerre froide et, dès 1947, il parle de lutte de classes. Dès ses premiers textes – La morale de l’histoire, notamment – il actualise le concept de l’aliénation dans le contexte du capitalisme des 30 Glorieuses et de la société de consommation.
C’est par ce biais qu’il intègre, très tôt, des considérations écologiques à sa critique du capitalisme : pour lui, il s’agit d’aller plus loin que la seule critique des conditions de travail et de la propriété privée des moyens de production, mais de mettre également en lumière (et de critiquer !) le contenu même de la production capitaliste. En particulier, il affirme très tôt que le capitalisme n’aliène pas seulement le travail, mais également nos besoins via la consommation de masse (et les logiques de consommation ostentatoire inhérentes à l’inégalité qui règne au sein du capitalisme) qu’il implique. Pour lui, cette critique doit nécessairement passer par une interrogation sur ce qu’on produit, à quoi on dédie nos ressources et en quoi la consommation est soumise à des jeux de distinction au sein du capitalisme, indépendante de la satisfaction des besoins.
Vous faites de l’autogestion le concept phare de la pensée émancipatrice et écologique de Gorz. Pourriez-vous revenir sur la façon dont il le définit et ce qui le distingue des autres auteurs qui le mobilisent ?
Céline Marty : Resituons-nous dans le contexte de l’époque : si le concept d’autogestion est très à la mode en France à partir des années 50 et 60 – comme le montre très bien l’historien Franck Georgi – celui-ci est utilisé dans des contextes souvent très différents [2]. Et ce, en plus du fait qu’il est parfois récupéré à des fins stratégiques, comme c’est le cas par le PCF et la CGT qui, après 68, vont se l’approprier, alors même que leurs courants autogestionnaires et anarchosyndicalistes ont été largement étouffés en interne depuis la 1re Guerre mondiale.
Gorz, lui, repart de l’expérience du travail pour définir son concept d’autogestion : pour lui, l’enjeu est de retrouver du pouvoir sur le travail (dans le sens du mouvement ouvrier, des coopératives, de l’exemple yougoslave). À partir de ce « premier cercle », il va élargir le concept en un sens écologique, en affirmant que sa restriction à la seule sphère du travail est réductrice. Pour lui, il faut l’étendre à la consommation, à l’habitat, aux loisirs, aux transports… Tout ce qui configure notre cadre de vie. Il parle ainsi d’une « autogestion généralisée de la vie », une expression d’ailleurs reprise par d’autres intellectuels de l’époque [3].
À nouveau, une des spécificités de Gorz tient à son statut de journaliste, qui lui permet de nourrir sa théorie de l’actualité. À ce propos, l’exemple que Gorz étudie probablement avec le plus de détails est celui de la Yougoslavie. Il va notamment y expliquer les difficultés de la concrétisation du projet autogestionnaire par le fait qu’il s’agit, dans le cas yougoslave, d’une mise en place par l’État – descendante – ce qui limite les marges de manœuvre des ouvriers, a fortiori dans le contexte de pénurie matérielle et technique à laquelle le pays fait face à cette époque-là. Mais, même dans ce contexte, Gorz souligne l’intérêt de l’expérience en tant que telle, car elle permet de faire advenir, dans le réel, un cadre idéologique et culturel en formant les travailleurs et en les habituant à disposer d’un pouvoir au sein de l’unité de production.
Notons enfin que, si Gorz se nourrit des luttes de son époque, l’inverse est également vrai. Par exemple, si ce n’est pas Gorz qui a couvert l’affaire Lip pour l’Obs, Charles Piaget distribuait des extraits de Stratégie ouvrière et néocapitalisme aux ouvriers en grève.
« Il parle ainsi d’une « autogestion généralisée de la vie », une expression d’ailleurs reprise par d’autres intellectuels de l’époque. »
Même si, et vous le soulignez dans votre ouvrage, Gorz essayait le plus souvent d’illustrer par des exemples la trajectoire qu’il dessine, on bute parfois sur certains points concrets. Par exemple, s’il promeut largement la production locale, il ne rejette pas totalement la production industrielle pour peu qu’elle obéisse elle aussi à des principes d’autogestion – en ce qu’elle permet objectivement des gains d’efficacité (et donc, libère du temps). Mais où situait-il la limite en termes de taille et de type de production ? Comment imaginait-il cette « cohabitation » de deux échelles de production ?
Céline Marty : Votre question est en lien avec un problème de définition, qu’on rencontre encore aujourd’hui : qu’est-ce que l’industrie ? Si l’on définit l’industrie seulement comme l’activité de transformation de la matière en biens matériels à l’aide d’énergie, c’est extrêmement large et encore nécessaire dans une société écologiste. Et, surtout, on passe complètement sous silence le problème de l’échelle. Or, pour Gorz, qui est techno-critique, c’est précisément la question de l’échelle qui doit être remise au centre du débat. Dans Critique de la division du travail, il critique ainsi en particulier le gigantisme des usines de production. Pour lui, ce gigantisme ne sert pas tant l’efficacité que le capitalisme lui-même, qui se sert de cette concentration de la production en un seul lieu pour concentrer le pouvoir sur le travail.
Mais Gorz n’est pas pour autant partisan de se détourner complètement du modèle de production industrielle, sa crainte étant, le cas échéant, de se retrouver dans une société qui dilapiderait énormément de temps de travail à produire des biens que l’industrie permet de fournir plus efficacement (ne serait-ce que les outils standardisés), faisant ainsi potentiellement économiser ce temps pour en faire autre chose [4]. Ce faisant, il se veut plus réaliste que les écologistes de la subsistance en affirmant qu’il est irréaliste de tenir un discours de sortie complète du système industriel. À l’inverse, il imagine une société écologique toujours dotée d’une industrie efficace mais économe, sans les grands groupes. Pour lui, le plus important est de réduire les volumes de production, de minimiser l’extraction des ressources en utilisant ce qui est déjà là et surtout en réduisant les besoins. Il s’agit ainsi de détourner l’industrie de sa rationalité capitaliste, orientée vers le seul profit et la concentration du pouvoir, pour la mettre au profit d’une rationalité écologique, qui consiste à faire mieux avec moins.
Dans l’idéal, Gorz aimerait voir l’avènement d’une industrie low-tech, dans la mesure où elle permettrait de satisfaire les besoins à une échelle suffisamment large tout en minimisant ses impacts sur l’environnement. On retrouve d’ailleurs cette réflexion sur l’échelle dans le mouvement low-tech actuel. On en trouve trace par exemple dans un article du blog ingénieur engagé, écrit par deux anonymes, dans lequel on peut lire : « les technologies conviviales ont aussi besoin d’être produites : si certaines sont aujourd’hui bricolées à partir de matériaux de récupération et d’outils préexistants, afin d’augmenter leur diffusion, leur efficacité conviviale, et de les rendre susceptibles de remplacer celles actuelles, il semble nécessaire de les produire à grande échelle – sans que cela n’implique de reproduire les conditions des moyens de production et de travail du capitalisme. »
Relativement à la question de la bonne échelle, Gorz étend également sa réflexion au domaine de l’affrontement politique. Pour lui, l’échelle locale (plutôt que nationale ou européenne) semble plus adaptée et plus propice aux victoires, car elle permet d’établir des ruptures en termes de rapport de force. À plus grande échelle, les délégations de pouvoir impliquent nécessairement une distance qui facilite le lobbying. Prenons l’exemple de la métropole de Lyon qui décide de supprimer les panneaux publicitaires dans le métro : cela implique que les élus assument de s’opposer aux industriels du secteur. On peut moins facilement imaginer qu’une telle décision à l’échelle nationale ou européenne ait pu être mise en place aussi facilement, car ce sont des institutions plus distantes des citoyens, plus technocratiques et surtout plus facilement pénétrables par les lobbys.
Pour revenir à la sphère de la production, un des points sur lequel insiste Gorz en particulier, c’est le besoin d’outils standardisés. Pour lui, la standardisation peut être un critère de rationalité écologique si on l’envisage comme permettant d’utiliser un même outil dans différents contextes. Or, cette standardisation est le propre de la production industrielle. Mais cette réflexion doit être menée en parallèle d’autres, et notamment sur les stratégies à mettre en place pour limiter le besoin de ces outils, comme l’institutionnalisation de leur partage. Concrètement, et dans le contexte actuel, il s’agirait, au lieu d’avoir en moyenne 100 outils électroniques par ménage, d’inventer des façons de les partager via la mutualisation de certains objets (un certain nombre de machines à laver par immeuble, par exemple) ou le prêt (des réserves d’outils, par exemple, gérées sur le modèle des bibliothèques municipales). De même, les imprimantes 3D et les fablabs lui semblent être des outils intéressants, pourvu qu’elles servent à produire des pièces permettant de réparer les objets plutôt que d’en produire de nouveaux. Notons d’ailleurs que cette standardisation et cette réparabilité sont quelque chose dont l’industrie capitaliste essaie de se prémunir (qu’on pense aux voitures qui sont de moins en moins réparables ou aux stratégies de certains fabricants d’appareils électroniques pour changer en permanence leurs périphériques et leur connectique…)
L’autre point sur lequel insiste Gorz, c’est le concept de valeur d’usage, qu’il cherche à réactualiser avec une visée écologique. En priorisant la valeur d’usage sur la valeur d’échange, on repart de questions comme « quel besoin sert-il ?», « quelle ressource consomme-t-il ? », ce qui permet de prendre directement en compte des considérations écologiques. On peut d’ailleurs faire le pont entre cette réactualisation du concept de valeur d’usage – également très présente chez d’autres auteurs écologistes de l’époque, comme Ivan Illich – et la philosophie existentialiste de Gorz. Il s’agit en permanence de penser les effets des outils sur leurs utilisateurs, avec comme question directrice : est que l’outil sert l’usager ou bien l’asservit-il ?
C’est une question particulièrement d’actualité, car aujourd’hui, plus que jamais, on peut se heurter, dans nos expériences vécues, à des formes d’aliénation pas seulement interpersonnelle ni même matérialisée par des rapports sociaux, mais qui sont le produit de la façon dont la société a organisé les besoins.
« Il s’agit ainsi de détourner l’industrie de sa rationalité capitaliste, orientée vers le seul profit et la concentration du pouvoir, pour la mettre au profit d’une rationalité écologique, qui consiste à faire mieux avec moins. »
Autre point sur lequel Gorz est peut-être moins précis : le passage d’une économie préindustrielle à une économie post-industrielle pour les pays du Tiers-Monde (pour reprendre la terminologie en vigueur à l’époque). Comment imaginait-il concrètement la chose ?
Céline Marty : C’est en effet un des points de son analyse sur lequel il est un peu allusif. Relativement à la mondialisation, il formule une critique très ancrée dans le contexte de la décolonisation (de l’Algérie notamment) qui se déroule sous ses yeux : il est par exemple enthousiaste vis-à-vis des mouvements d’autogestion paysanne des terres mis en place par les populations locales après le départ des propriétaires terriens.
À l’inverse, il critique la notion de développement entendu au sens de développement capitaliste, et inspirée des thèses de Ricardo, qui implique, pour les pays du Sud, de se spécialiser dans la production d’une marchandise (souvent une matière première). Pour lui, cette stratégie revient, pour les pays du Sud, à se mettre au service de la division internationale du travail sans chercher à satisfaire les besoins de leur propre population. À l’inverse, il est favorable au développement d’une agriculture vivrière d’autosubsistance qui permettrait aux populations de satisfaire au maximum leurs besoins avec les ressources locales sans avoir besoin d’importer de denrées.
Il ne développe pas autant cette critique de la mondialisation, comme certains altermondialistes l’ont fait à la même époque et surtout plus tard. Il n’envisage par exemple pas de remise en cause de la logistique (les porte-conteneurs, etc.) qu’elle impose. Peut-être précisément parce qu’il ne veut pas redire ce que d’autres disent par ailleurs, mais également parce qu’il s’inscrit dans un régime d’historicité linéaire (proche de celui des marxistes dans leurs analyses du développement des forces productives) dans lequel on ne peut envisager de revenir en arrière. Par exemple, au moment de la construction européenne, il ne défend pas le protectionnisme (comme le font la CGT et le PCF) et le retour aux frontières. Lui prend plutôt acte que l’économie se fait maintenant à l’échelle européenne et donc que la lutte doit aussi se faire au niveau européen. De même, il réfléchit à l’informatique et aux nouveaux outils de télécommunication, comme des outils qui, maintenant qu’ils sont développés, pourraient permettre de fabriquer de petits outils aux usages conviviaux.
Il faut cependant remettre ses écrits dans le contexte de l’époque, celui des années 70. À l’époque, l’expansion de la mondialisation avec l’essor économique de la Chine, les considérations sur les chaînes d’approvisionnement et leurs résistances aux chocs sont peu présentes dans le débat public (la grande résurgence de ce thème, c’est évidemment le COVID). De même, ce qui structure la pensée écologique, c’est beaucoup plus la question des ressources, dans le sillage du rapport Meadows, que celle du réchauffement climatique, qui n’émerge qu’à la fin des années 1980.
Dans une interview récente, Dominique Méda, autre philosophe du travail, dit (à partir de 41’15’’ dans la vidéo) avoir changé son analyse de la place du travail (même entendu au-delà du salariat comme rassemblant l’ensemble des tâches laborieuses) dans la transition écologique. Elle dit notamment que la transition impose de réduire notre consommation d’énergie (et d’intrants divers) et donc demandera plus de travail « pour la même production ». Comment replacer le travail de Gorz à l’aune de cet énoncé ?
Céline Marty : Quand on écoute l’interview en entier, la principale différence par rapport aux théories de Gorz, c’est qu’ici, on ne parle plus du tout de décroissance. D’autres aspects, très présents chez Gorz, sont eux aussi absents. C’est le cas par exemple de contre-productivité de l’augmentation du temps de travail (en termes de santé par exemple) ou des conséquences de l’approfondissement de la division du travail qui implique une marchandisation accrue de la satisfaction des besoins.
D’une manière générale, on peut constater que toute la critique de l’absurdité de travailler plus – qui implique quasiment mécaniquement de consommer plus – faite par Gorz dans les années 80 est aujourd’hui en perte de vitesse dans le débat public.
Pour certains auteurs, comme Dominique Méda mais aussi Thomas Coutrot par exemple, il s’agit d’une prise de position stratégique, qui permet de se focaliser sur la qualité plutôt que la quantité de travail. Or, je pense que, sur le plan des idées, la lutte peut se mener sur les deux fronts, quitte à être plus radicale encore. Et ce, même en considérant la dimension stratégique de l’adhésion à la transition écologique que suscite un argument plutôt qu’un autre : les manifestations contre la réforme des retraites l’ont montré, la réduction du temps et de l’intensité du travail peut être très mobilisatrice. Je défends aujourd’hui une “sobriété du travail” qui insiste sur l’importance de travailler moins, idéal qui peut mobiliser toutes les populations qui étouffent actuellement de leurs conditions de travail.
À ce sujet, une des forces de Gorz était de réinscrire la question écologique dans les rapports de pouvoir, pour montrer que c’était aussi un enjeu de lutte des classes – ce qu’on oublie aujourd’hui avec la prise en charge technocratique et capitaliste de l’écologie.
J’aimerais mettre en regard la théorie qu’élabore Gorz sur l’autogestion des besoins qui déboucherait sur une autolimitation avec l’exorbitance désormais atteinte par la société de consommation (dont il est par exemple question dans ce texte). Comment concrètement se passerait la réduction de la consommation matérielle chez Gorz si on la faisait partir du point que nous avons aujourd’hui atteint ?
Céline Marty : Concernant les besoins, il repart d’une critique un peu classique du capitalisme : alors que nous produisons dans des quantités jamais vues dans l’Histoire, nous n’arrivons pas à satisfaire les besoins de base (alimentation, logement, énergies) de tout le monde. Il y a donc en premier lieu une répartition des richesses à faire pour satisfaire les besoins de base de tout le monde. Ça va de pair avec une critique des inégalités (certains ont le Concorde quand d’autres ne mangent pas à leur faim).
Mais la critique de Gorz va plus loin : pour lui, l’aliénation est présente chez le producteur, mais aussi chez le consommateur. Dans les deux cas, les agents sont dans une position passive. En conséquence, il considère que tant le mouvement ouvrier que le mouvement des consommateurs (via, par exemple des associations comme UFC Que Choisir) manquent une dimension. Tout l’enjeu consiste, pour lui, à les réunir.
Pour y parvenir, Gorz – et ça, c’est son côté existentialiste, mais aussi phénoménologique – souligne que cette question va de pair avec un principe de confiance dans l’autonomie. Pour lui, le sujet est capable de savoir ce qui est bon pour lui, à condition qu’on ne le soumette pas à la publicité constante et si on ne l’enferme pas dans un travail aliénant duquel il ne peut sortir qu’un temps limité donné. Il y a une forme de confiance en l’autonomie des sujets, qui repose sur l’idée qu’ils sont les plus à même de connaître leurs besoins. C’est en cela une différence par rapport à la vision soviétique qui confie cette tâche à des institutions qui pilotent la production et la consommation via des approximations abstraites et de grands agrégats, et ne réfléchissent qu’en termes de volumes de production.
L’argument qui permet d’appuyer cette vision consiste à dire que, si vous permettez aux gens de réduire leur temps de travail, on va revenir à de la simplicité. Pour pouvoir réduire notre temps de travail, on va réduire notre besoin de revenu, et donc réduire notre consommation en étendant, à l’inverse, la sphère de notre autoproduction et surtout en réduisant nos besoins. On peut illustrer ça avec le cas du travail ménager. Dans un cadre salarié, un employé préposé au ménage doit exécuter la tâche du ménage le temps prévu par les dispositions de son contrat. Mais dans la sphère domestique, où nous sommes plus autonomes, le plus souvent, on cherche à minimiser le temps qu’on passe à nettoyer premièrement en minimisant la saleté chez soi.
L’objectif final est de trouver de l’épanouissement et de la joie dans des activités autres que celle de la consommation, à l’inverse de ce qu’on voit dans le capitalisme de la marchandise. C’est sur cette base qu’il veut faire converger le mouvement écolo et le mouvement ouvrier. Pour lui, l’alliance doit se faire en montrant que les producteurs et les consommateurs ont les mêmes intérêts… précisément parce que ce sont les mêmes personnes. Cet intérêt, c’est maximiser la valeur d’usage.
On peut aussi y voir un lien avec d’autres mouvements, comme l’écologie de la subsistance ou l’écoféminisme, qui montre que cette division entre producteurs et consommateurs est artificielle et typique du capitalisme. Un des objectifs de Gorz est de réunir toutes ces revendications.
« En priorisant la valeur d’usage sur la valeur d’échange, on repart de questions comme « quel besoin il sert ? », « quelle ressource il consomme ? », ce qui permet de prendre directement en compte des considérations écologiques. »
Comment pourrait-on lier la proposition de revenu de Gorz avec le salaire à vie de Bernard Friot ?
Céline Marty : La proposition de Gorz est celle d’un revenu réellement inconditionnel, tandis que celle de Bernard Friot s’inscrit dans le périmètre de la théorie communiste et de l’extension de la Sécurité sociale fondée dans l’après-guerre, en s’appuyant sur l’argument que nous contribuons tous à la création de valeur, par-delà la “convention capitaliste de la valeur” qui n’en attribue qu’aux activités marchandes. Par ailleurs, il y a quand même quelques conditions chez Friot, qui parle de jury de qualification, etc., en s’appuyant sur le modèle du fonctionnariat français.
En somme, la proposition de Gorz est plus libertaire que celle de Friot, car il veut se libérer de l’argument de la contrepartie en arguant qu’il est légitime de satisfaire les besoins de tout.e.s, inconditionnellement. Il ne veut pas qu’on ait à rendre de compte et ne fonde sa proposition que sur les besoins quand Friot repart du principe, marxiste, que tout être est producteur.
Quelle place donnait Gorz à l’action des syndicats dans son projet autogestionnaire ?
Céline Marty : Gorz valorise beaucoup l’action des syndicats, en particulier par rapport à celle des partis politiques qui lui semble plus à la botte des institutions. On retrouve là le caractère libertaire de sa pensée. Pour lui, les syndicats sont des organes qui permettent de reprendre du pouvoir, ou a minima du contre-pouvoir, sur le lieu de travail, c’est-à-dire un des lieux concrets de l’exploitation et de l’aliénation. Et ce d’autant plus qu’ils représentent une force numérique plus importante que les partis [5].
D’une manière générale, il s’est toujours intéressé à l’action syndicale. À la fin de plusieurs de ces ouvrages, on trouve des fascicules à destination des syndicats, en leur enjoignant de suivre les mutations des aspirations des travailleur.ses, y compris par-delà le travail, plutôt que de rester figés sur des revendications du passé.
Question plus personnelle : comment en êtes-vous arrivée à vous spécialiser sur ce courant de pensée et cet auteur en particulier ?
Céline Marty : Lorsque j’étais étudiante à Sciences Po, j’ai fait mon mémoire sur la démocratie participative et je me suis rendue compte que les théories de la démocratie restent très vagues lorsqu’elles éludent les conditions de travail. Partant, je me suis intéressée au travail comme une des conditions matérielles de la démocratie en cela qu’elles pouvaient empêcher – ou non – cet horizon démocratique.
Puis, j’ai passé l’agrégation de philosophie en 2018, qui avait pour thème « Travail – Technique – Production ». Après avoir découvert ses courts textes sur l’écologie, j’ai commencé mes lectures de Gorz par Métamorphoses du travail et j’ai trouvé son travail particulièrement d’actualité ; pourtant, les thèmes qu’il aborde ont largement été abandonnés dans les institutions actuelles (il n’y a pas d’espaces institutionnels de réflexion croisées sur l’écologie et le travail, ni au sein du ministère du Travail ni de l’Écologie, par exemple).
Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions.

Céline Marty est chercheuse en philosophie et en écologie politique. Agrégée de philosophie et chargée de l’Enseignement supérieur et de la recherche à l’Académie du Climat, elle a consacré sa thèse à la pensée écosocialiste d’André Gorz. Son premier livre, Travailler moins pour vivre mieux, porte sur la critique de la place du travail dans nos vies. Aujourd’hui, elle publie L’écologie libertaire d’André Gorz : démocratiser le travail, libérer le temps, ouvrage tiré de sa thèse.
Image : Paula Modersohn-Becker, Old Factory, huile sur carton, 1900. National Gallery of Art.
Notes :
[1] À ce propos, il y a matière à recherche pour établir le lien qui unit les parcours biographiques des existentialistes de cette époque-là.
[2] On peut, à cet égard citer le film de Claude Lelouch de 1972 L’aventure, c’est l’aventure, qui s’ouvre sur une scène de revendication de travailleuses du sexe pour l’autogestion.
[3] On la trouve, par exemple, sous la plume de Rosanvallon, qui commente Gorz, ou d’Alain Hervé des Amis de la Terre.
[4] On peut rapprocher ce raisonnement d’une phrase qu’on trouve chez Marx dans l’Idéologie allemande : « D’autre part, ce développement des forces productives (qui implique déjà que l’existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale), est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue »
[5] Il y a plus de 600 000 adhérents à la CGT contre seulement 16 000 chez EELV par exemple.