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Dialogue avec Lucas Chancel – Repenser le lien entre énergies et inégalités

Que ce soit dans le débat politique français ou dans les publications d’institutions internationales comme la Banque Mondiale, les exhortations à la “transition juste”  et les appels à mieux prendre en compte les inégalités dans les politiques publiques de transition écologique sont devenues un lieu commun. Dans un ouvrage récent, Energie et inégalités : une histoire politique, l’économiste Lucas Chancel met en avant les liens profonds qui existent entre les inégalités et l’énergie, et plus précisément la propriété du capital énergétique. De quoi enrichir le débat sur la transition juste, en dessinant l’horizon d’une réappropriation de la transition énergétique par la socialisation de l’énergie. 

Institut Avant-garde : Votre livre propose une réflexion sur l’articulation entre système énergétique et sphère sociale, en mobilisant la notion de « régime énergétique ». Qu’est-ce qu’un régime énergétique, et en quoi cette notion permet-elle de mieux comprendre le lien complexe entre énergies et inégalités ?

Je pars du constat que, pour comprendre les problématiques contemporaines, on a besoin de se pencher sur la question des inégalités en même temps que sur la question énergétique. Il m’a semblé que, pour bien comprendre l’interaction entre ces deux dimensions, il est utile de remonter dans l’histoire et d’étudier comment ces liens se sont formés. Remonter le fil de l’histoire permet de voir des constantes, mais aussi d’éventuelles ruptures lors du passage d’une source d’énergie dominante à une autre. Le concept de régime énergétique, que je développe et tente de clarifier dans ce travail, a selon moi tout son sens pour étudier ces questions de la manière la plus systématique possible.

Un régime énergétique, ce sont des acteurs qui sont en conflit ou en coopération pour le contrôle d’actifs énergétiques. Il existe une diversité d’acteurs (institutions économiques, institutions politiques, individus, coopératives…), une diversité de modes de contrôle (propriété, réglementation…) et une diversité d’actifs énergétiques (ressources naturelles, infrastructures, brevets…). Pourquoi existe-t-il des conflits autour des actifs énergétiques ? Parce que l’énergie produit des services essentiels au fonctionnement du corps humain, et plus largement de toute société humaine complexe. Dans cette histoire, ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les relations de pouvoir, et en particulier la propriété, parce que c’est un mode essentiel de contrôle et de pouvoir en société.

Cette notion de régime énergétique, c’est une façon de s’intéresser à la dimension physique du capital.

Oui, c’est vraiment une notion qui permet de faire se rejoindre différentes disciplines : l’économie politique, l’histoire économique, la sociologie, les sciences de l’énergie, les sciences de l’environnement. On aboutit à une histoire vraiment pluridisciplinaire, et c’est d’ailleurs comme ça que la notion de régime a été introduite en sciences sociales. Robert Boyer, Michel Aglietta et toute l’école de la régulation parlent de régime de croissance ou d’accumulation. Thomas Piketty parle de régimes de propriété, et il fait une histoire de l’inégalité qui n’est pas qu’une histoire économique – c’est aussi une histoire politique, une histoire sociale. J’essaie d’ajouter à cette démarche une dimension matérielle, de croiser des sciences sociales à des sciences de l’énergie. Cela me semble absolument essentiel aujourd’hui, et je pense que ce n’est pas encore assez fait. Il y a quelques histoires de l’énergie qui ont été faites, notamment sur le très long terme, par Vaclav Smil notamment. C’est un auteur fascinant mais, dans son histoire de l’énergie, il n’y a pas de régime énergétique, pas d’économie politique, pas d’histoire sociale, et c’est ce qui me semblait vraiment manquer.

Cette démarche pluridisciplinaire vous permet de montrer que l’évolution des sociétés humaines est « encastrée » dans des contraintes énergétiques. En quoi les innovations énergétiques sont-elles centrales dans l’évolution des sociétés humaines depuis la maîtrise du feu, et comment sont-elles liées à la structure des inégalités ?

Je me suis nourri de travaux en archéologie et en anthropologie qui s’intéressent à la maîtrise du feu ou à l’arrivée de l’agriculture, et j’essaie de voir là-dedans comment l’énergie a pu jouer un rôle de transformation des sociétés humaines. Je le fais avec prudence, parce que ce n’est pas mon champ d’analyse premier, mais je trouve que l’on peut en tirer des enseignements intéressants. L’arrivée du feu pose de nouvelles questions dans les groupes humains : qui contrôle le feu, comment coopérer pour contrôler le feu ? Pour certains archéologues, la nouvelle technologie énergétique qu’est le feu a transformé la structure sociale vers plus de coopération. C’est une sorte de métaphore pour la période actuelle : une source d’énergie nouvelle peut amener plus de coopération, potentiellement plus d’émancipation, mais cela peut aussi aller dans l’autre sens.

L’agriculture est elle aussi une manière de transformer l’énergie solaire en calories, c’est-à-dire en énergie utile à l’humain. Chaque mètre carré de terre agricole est une petite centrale énergétique, et le développement de l’agriculture va impliquer une tension nouvelle autour de la propriété du sol. C’est autour de cette tension majeure que s’organise la politique dans les sociétés agraires. Une autre nouveauté, c’est la possibilité d’accumuler un surplus énergétique via les produits agricoles. Qui dit surplus dit déplacement de la « frontière des possibilités de l’inégalité », pour reprendre un concept de Branko Milanovic. Plus il y a de surplus à accumuler, plus le niveau d’inégalité possible dans une société est important. Le surplus peut être totalement accaparé par une personne, ou alors réparti de manière totalement égalitaire. Ce que je souhaite vraiment montrer, c’est la capacité des sociétés humaines à choisir au sein de la diversité de chemins possibles entre ces deux pôles.

L’énergie, en permettant d’accroître les surplus dans un territoire donné, repousse la frontière des possibilités de l’inégalité. La captation de cette rente énergétique joue un rôle très important dans la structuration des conflits politiques, sociaux et économiques. On retrouve cela autour du XIe siècle, avec le développement des moulins. Il s’agit d’un nouveau moyen de convertir l’énergie hydraulique en énergie utile, dont les seigneurs vont tenter de prendre le contrôle. Cela passe par des taxes, et une réglementation très stricte sur l’usage de cette technologie, les « banalités ». Le contrôle des actifs énergétiques offre la possibilité d’un pouvoir très fort concentré dans une petite partie de la population.

En déroulant le fil, on en arrive aux énergies fossiles, qui offrent des possibilités de captation de rentes très fortes. L’une des principales nouveautés du livre, ce sont des séries historiques qui permettent d’étudier les régimes fossiles au regard de la propriété : qui possède quoi, qui contrôle quoi ? C’est une question fondamentale, qui est au cœur des débats de la modernité depuis deux siècles et qui a occupé tous les grands projets de redistribution des richesses, que ce soit en Europe, aux États-Unis, en Inde ou en Chine.

En quoi le concept de « frontière de possibilité des inégalités » permet-il de montrer l’influence des régimes énergétiques sur les sociétés humaines, sans tomber dans une forme de déterminisme ?

Quand on veut faire de l’histoire avec une dimension politique qui s’intéresse en même temps aux contraintes matérielles, il y a une tension. D’un côté, un matérialisme qui renvoie au caractère indépassable de certaines lois physiques et qui peut pousser au déterminisme : les choses sont ce qu’elles sont car les contraintes matérielles l’imposent. De l’autre, une dimension sociale qui met en avant la diversité des chemins possibles et la non-linéarité des processus historiques. Le concept de frontière des possibilités de l’inégalité est intéressant parce qu’il permet de dire qu’il existe à la fois une enveloppe matérielle, c’est-à-dire des choses immuables liées à la matérialité des sociétés humaines, et à la fois une diversité des trajectoires possibles au sein de cette enveloppe.

Vous comparez l’évolution des régimes fossiles dans plusieurs régions du monde depuis le début du XXe siècle pour illustrer comment des choix politiques ont pu modifier le mix énergétique et le régime de propriété du capital énergétique. En quoi ce retour historique fournit-il des motifs d’espoir quant à la possibilité d’une décroissance des énergies fossiles ? 

Ce retour historique nous montre l’existence de ruptures très fortes, notamment sur le plan de la propriété des actifs énergétiques. Les évènements du XXe siècle, de ce point de vue, auraient semblé complètement utopiques aux commentateurs du XIXe siècle.

Dès la fin du XIXe, des mouvements syndicalistes, socialistes, municipalistes veulent prendre le contrôle des mines. Jaurès fait une proposition pour exproprier les propriétaires des mines, en les indemnisant par un revenu équivalent à 2,5 fois le salaire moyen d’un mineur. Cette proposition ne va pas aboutir, mais l’expropriation va bien finir par avoir lieu dans les années 1945-1946 avec la socialisation des mines et de l’électricité. Des mesures similaires vont être prises en Angleterre, en Inde, aux États-Unis à des niveaux variés, avec expropriation partielle ou totale, et une compensation qui va varier selon les contextes politiques. Il est intéressant de constater qu’à ces moments de rupture, le législateur ne sait pas vraiment quelle est la « bonne » façon de placer l’énergie sous contrôle public. Des problèmes extrêmement complexes se posent : comment regrouper des centaines de sociétés de production d’électricité au sein d’un actif public unifié ? Sur quelle base indemniser les propriétaires ? Mais la volonté politique va permettre de trouver des solutions à tout cela. 

Plus généralement, dans les régimes fossiles, il y a des débats constants et extrêmement vifs sur la propriété. Aux États-Unis, Roosevelt se méfie des producteurs d’électricité et de la Standard Oil. Il va tenter de socialiser l’électricité, sans y parvenir complètement. Il va pousser pour une prise en charge de la production d’énergie par les communes, et s’intéresser au mouvement coopératif qui existe en Europe et dont il aimerait s’inspirer. Pour lui, tous ces moyens peuvent contribuer à faire un contrepoids au capitalisme, à contrôler le capital privé et à mieux l’encastrer dans la sphère sociale. À travers ces socialisations, il veut circonscrire une part essentielle de l’économie, en l’occurrence l’énergie, et la placer sous contrôle public. 

Il y a donc des ruptures très fortes sur la propriété du capital énergétique, inenvisageables 50 ans auparavant. Qu’est-ce que cela nous raconte sur notre possibilité de faire décroître les énergies fossiles ? Je pense que tout ça est lié. Un exemple clé, c’est le grand scandale des tramways américains, qui est assez connu dans l’histoire énergétique, mais trop peu du grand public et pourtant vraiment important. Au début du XXe siècle, plusieurs grandes villes américaines ont développé des réseaux de tramways. En 1935, à la suite de changements législatifs, les compagnies de tramways ont besoin d’un afflux massif de capital. Qui investit ? L’économie fossile. La Standard Oil of California, General Motors et d’autres acteurs vont s’accorder de façon totalement illégale pour racheter les compagnies de tramways et les faire péricliter. Ils seront condamnés à la fin des années 1940, mais les lignes de tramways disparaissent pour de bon. On voit que ceux qui contrôlent le capital énergétique contrôlent, au moins en partie, les usages de l’énergie, avec des conséquences qui s’étendent potentiellement sur des décennies. Dans un moment où l’on doit transformer les usages, réduire les demandes, ceux qui contrôlent les actifs énergétiques ont un pouvoir complètement démesuré. S’ils ont intérêt à continuer d’augmenter les flux de matières, on est face à des obstacles énormes.

Vous mettez en avant dans votre étude des régimes fossiles, en plus des ruptures sur le plan de la propriété de l’énergie, des ruptures technologiques : le développement du nucléaire en France ou des réseaux de chaleur en Suède. La socialisation de l’énergie peut-elle quelque chose face aux questions de sobriété ?

La question de la sobriété est essentielle. Or, penser la propriété de l’énergie permet de mieux comprendre l’articulation entre technologie et usages, et donc les dynamiques de sobriété ou de surconsommation. Tout indique que des acteurs publics sont mieux placés pour penser l’intérêt général. Dans notre cas, il s’agit d’offrir un service énergétique aux citoyens sous diverses contraintes qui vont au-delà de la rentabilité : contrainte climatique ou sociale. Les communes suédoises qui produisent et distribue de l’énergie, ou EDF en France, sont ainsi tenus aujourd’hui d’accompagner les usagers dans la maîtrise de leur demande d’énergie. Et l’on devrait se saisir de cela pour aller encore plus loin. Je ne dis pas que l’acteur public est toujours vertueux : dans de nombreux cas, il ne l’est pas. Mais c’est encore plus compliqué pour un acteur privé d’intégrer ces différentes contraintes. Et une fois l’énergie privatisée, c’est difficile, pour les acteurs publics, de réguler efficacement les opérateurs privés. Je pense au cas britannique depuis les années 1980, mais aussi à la privatisation partielle du secteur électrique en France depuis les années 2000.

Les ruptures technologiques jouent également un rôle clé dans la sobriété, et beaucoup d’entre elles ont été rendues possibles grâce à la socialisation de l’énergie. L’exemple des réseaux de chaleur suédois montre qu’en deux décennies, à la suite de choix politiques, des pays ont réussi à transformer assez radicalement une partie de leur système énergétique. Il n’y a pratiquement pas de réseaux de chaleur dans les années 1970 en Suède. Un choix politique est fait de les développer au niveau des communes, qui vont être le fer de lance de cette transformation. Aujourd’hui, 90% de l’habitat collectif en Suède est connecté à ces réseaux. Cela passe par divers outils, comme des obligations réglementaires, des instruments financiers avantageux, un cadre fiscal adapté. Tout un système fiscal, réglementaire et politique est mis au service d’une transformation du système énergétique. Il se passe la même chose en France avec le nucléaire. Des ruptures très fortes sur le mix énergétique sont donc possibles en quelques décennies avec une volonté politique forte et un investissement fort de la puissance publique dans la production et la distribution d’énergie.

Quand on regarde l’histoire de l’énergie à l’échelle mondiale, Jean-Baptiste Fressoz a raison de souligner la symbiose entre les différentes énergies, et de montrer qu’elles s’empilent tandis que les flux de matière ne font qu’augmenter. Mais à l’échelle nationale, il y a des ruptures, certes partielles, mais qui sont importantes. Pour accélérer ces ruptures, il faut regarder de plus près la question de la propriété.

La proposition d’une socialisation de l’énergie pour faire advenir un nouveau « régime énergétique écologique » est au cœur de votre livre. En quoi les investissements colossaux nécessaires à la décarbonation de l’énergie sont-ils également une opportunité de redistribution, et pourquoi cette redistribution est-elle nécessaire pour une transition « compatible avec la démocratie » ?

Bien souvent, on pense la question environnementale et la question des inégalités en prévenant qu’en cas de mise en place d’une taxe carbone, il faut « faire attention aux ménages pauvres ». Pour moi,  c’est une impasse totale : on l’a vu en France avec le mouvement des Gilets Jaunes. Certes, les instruments fiscaux comme les taxes carbone sont souvent mal conçus et conduisent à des inégalités. Mais surtout, on prend le problème par la fin du tuyau.

Prendre le problème par le début du tuyau, c’est d’abord penser la question des investissements. Un exemple : les Suédois ont mis en place une taxe carbone sur le fioul domestique, mais seulement après avoir développé massivement leurs réseaux de chaleur urbains. Les usagers avaient alors des alternatives. Avant de mettre en place une taxe carbone, il faut s’assurer que des alternatives existent pour les ménages modestes, sinon on fonce dans le mur. Cela pose la question des investissements et du rôle de la puissance publique dans ces investissements que l’on sait nécessaires.

Penser les inégalités du point de vue des investissements pose ensuite une question fondamentale : qui va posséder le nouveau capital de la transition ? Il y a tellement d’investissements à faire d’ici 2050 – de l’ordre de 2% à 3% du PIB par an supplémentaires en France, par exemple – qu’on va transformer substantiellement le stock de capital : les infrastructures, réseaux de transports, usines et bâtiments. Comment s’organise-t-on pour les faire et qui va posséder ces infrastructures ? C’est une question clé. Est-ce qu’on utilisera de l’épargne privée pour financer du capital public, comme pour le nucléaire français dans les années 1970, ou est-ce que l’État s’endettera pour subventionner du capital privé, selon la logique actuelle ? Les deux choix sont possibles, mais il faut pouvoir en débattre, tout en étant bien conscients des conséquences, notamment en matière d’inégalités.

Car le principal risque, selon moi, c’est une surconcentration encore plus importante du patrimoine, qui est déjà très inégalement réparti. 10% de la population en France possède près de 60% du patrimoine alors que 50% de la population ne possède qu’autour de 5% du total; sera-t-elle coupée aussi du nouveau capital qui va être formé ?  Qui va posséder et contrôler ces nouveaux investissements, ces centrales électriques et ces réseaux de distribution et les infrastructures de demain ? En France, des discussions portent en ce moment sur la mise en concurrence des barrages hydroélectriques, ouvrant potentiellement la porte à leur privatisation. Est-ce qu’on voudrait qu’Elon Musk rachète une partie des barrages français ? On a besoin de se poser ces questions-là.

A quoi ressemblerait une socialisation de l’énergie en France ? Comment porter une telle proposition alors que le débat public est focalisé sur la question de la dette publique ?

On vient d’établir pourquoi il est important de ne pas laisser la totalité des investissements au secteur privé lucratif. Ensuite, ce que j’essaie de montrer, c’est qu’on va devoir inventer un panachage de formes de propriété. Il y a sans doute des formes auxquelles on n’a pas encore pensé. On peut imaginer un développement de la propriété municipale de l’énergie, qui est relativement peu développée en France mais beaucoup plus en Suède. Quelques coopératives énergétiques existent aussi en France et je pense qu’il faut soutenir leur développement. L’important, c’est qu’il y ait une diversité des lieux de pouvoir économique. Clairement, il ne faut pas que le contrôle de l’énergie soit concentré au sein du secteur privé lucratif. Certains se méfient aussi d’une surconcentration au niveau de l’État central, même si je pense qu’un acteur comme EDF est un atout pour la transition. On peut imaginer développer les coopératives de l’énergie, ou des formes de propriété multi-États, comme avec Airbus. Pour certains types d’industrie, comme la batterie électrique, ce genre d’initiative multi-États me semble essentiel, parce que nous avons des compétiteurs comme la Chine qui ont une capacité de production incroyable.

La socialisation de l’énergie permet de penser l’énergie en se demandant qui va la contrôler, qui va en capter les rentes. Alors, comment faire tout ça dans une période de dette publique importante ? La dette publique est un enjeu, mais en réalité elle était encore plus importante à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, période au cours de laquelle on a justement nationalisé EDF, GDF, Charbonnages de France et une partie de l’industrie lourde. À l’époque, le ministère de l’Économie ne voulait pas en entendre parler et mettait en avant les finances publiques dans le rouge. Un choix politique fort a permis de socialiser l’énergie malgré cela.

Les enjeux actuels de transformation du système énergétique et de justice sociale font écho à la période d’après-guerre. En 1945, la question de la dette a été réglée en partie par des impôts exceptionnels sur les très riches, bien plus élevés que la taxe Zucman envisagée aujourd’hui, en partie par l’inflation et par des renégociations de dette. Un déficit public à 5.5%, c’est sérieux, mais on a les moyens de régler ce problème, qui provient essentiellement de la baisse des recettes fiscales depuis 2017. La question écologique et ce qu’elle implique en matière de souveraineté, d’accès aux services essentiels ou d’inégalités est bien plus fondamentale que tout ce dont on discute depuis un an en France dans le cadre de nos débats budgétaires.

Ce dont il faut parler, c’est de la capacité d’un acteur public à regénérer un stock de capital, après 40 ans de déclin sous l’effet des privatisations. Il y a aussi une logique économique dans tout cela : l’État français s’endette à un taux plus faible que les grandes entreprises privées qui investissent dans l’énergie. Par ailleurs, un acteur public qui entre aujourd’hui au capital d’entreprises dont la valeur augmentera si la transition réussit pourra à l’avenir accroître un patrimoine public qui aujourd’hui fait défaut. L’État peut tout à fait redevenir un investisseur stratège, ce qui n’a rien d’aberrant si l’on regarde 50 ans en arrière ou si l’on se compare à d’autres pays. C’est important aussi pour la démocratie, qui est en danger en raison de la surconcentration des pouvoirs économiques, notamment dans le monde de la tech.

Il y a dans cette notion d’État « investisseur stratège » l’idée d’une puissance publique qui soit planificatrice. Pourquoi le marché est-il inopérant pour guider la décroissance des énergies fossiles ?

Le « tout-marché » n’est pas opérant. Il faut regarder les choses avec pragmatisme. C’est un peu ce qu’ont fait les Chinois depuis 20 ou 30 ans : des marchés là où le marché fonctionne, et de la planification publique dans le cas contraire. Les évolutions fulgurantes des énergies décarbonées en Chine ne sont pas la conséquence de l’autoritarisme du système politique chinois. Cet autoritarisme est bien sûr un problème majeur, mais la Chine aurait pu accomplir la même chose sans pouvoir politique ultra-concentré ; elle s’est d’ailleurs inspirée de ce que les Européens et les Américains ont fait dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que ceux-ci avaient des contre-pouvoirs politiques. J’insiste aussi sur le fait qu’une planification industrielle efficace et une dose de propriété publique n’excluent pas la présence de mécanismes de marché. Mais la vision portée par des acteurs privés monopolistiques selon laquelle le marché est la seule manière possible d’organiser le système économique implique des contraintes énormes pour réaliser la transition. L’État stratège, l’État planificateur, l’État copropriétaire de certains actifs a existé, et il a existé en démocratie. Y compris dans le secteur de l’énergie.

Alors que les systèmes énergétiques européens sont de plus en plus interconnectés, la planification doit-elle être avant tout européenne ?

Il y a une quadripartition du monde, entre un bloc américain, un bloc chinois, un bloc européen et un bloc du Sud global. Vue cette réorganisation de la mondialisation, il est important de construire les alliances les plus larges possibles, de former des clubs de pays qui avancent sur ces questions. Les 27 rejoindront le mouvement s’ils sont convaincus. Sur les batteries électriques, l’exemple de NorthVolt, un actif stratégique qui s’est effondré sans que l’UE vole à son secours, est un raté historique. On a besoin d’une planification multi-États, mais il est difficile d’imaginer y arriver à 27 tout de suite. Donc il faut avancer avec plusieurs pays moteurs, comme la France, l’Allemagne, l’Espagne, ou la Suède par exemple.

La socialisation de l’énergie est-elle aussi un enjeu de souveraineté ?

Absolument. C’est même à travers la question de la souveraineté que des alliances ont été possibles entre socialistes, communistes et gaullistes en 1945. Puisque c’est une question de contrôle de l’actif énergétique, c’est pour certains un contrôle national, pour les autres un contrôle citoyen. Jaurès disait « un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale, beaucoup de patriotisme y ramène ».

La souveraineté et la socialisation vont ensemble : on ne peut pas être émancipé si l’on est vassalisé. La souveraineté énergétique est donc une condition nécessaire à la socialisation de l’énergie. Et parce qu’elle touche à la fois à la question du contrôle démocratique et à celle des inégalités, la socialisation peut justement permettre de parler à un ensemble vaste d’électeurs et de bâtir de nouvelles coalitions. 

Merci d’avoir répondu à nos questions.

 

Lucas Chancel est économiste, professeur à Sciences Po Paris et co-directeur du World Inequality Lab à l’École d’économie de Paris (PSE). Ses travaux portent notamment sur les inégalités économiques et les politiques socio-écologiques. Son livre Energie et inégalités : une histoire politique a été publié aux éditions du Seuil.

Illustration : Meindert Hobbema, Les Moulins, vers 1664-1668, huile sur toile, 77 x 111 cm. Petit Palais, Paris.

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