Le 3 juin 2025, l’Institut Avant-garde a organisé à Paris une table ronde sur le financement de la transition énergétique, dans le prolongement de son rapport sur la boîte à outils dédiée à ce sujet et d’une récente note sur le financement du nucléaire. Cet évènement a réuni comme experts Anna Creti, Thomas Roulleau, Victor Richet et Phuc Vinh Nguyen, pour discuter des multiples dimensions de la transition énergétique : enjeux économiques et de gouvernance en Europe comme dans les pays en développement, tarification du carbone et avenir du nucléaire.
Romain Schweizer, membre de l’Institut Avant-garde et animateur de la conférence, a ouvert la session en revenant brièvement sur les conclusions du rapport « La boîte à outils du financement de la transition écologique » et d’une note sur les difficultés de financement d’une relance du nucléaire en France. Ces deux travaux se rejoignent dans le constat qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres pour financer les investissements de la transition énergétique et dans leur appel à une diversification des outils de financement.
Les défis du financement et les mécanismes mis en place
Un axe majeur du financement est la tarification du carbone. Phuc-Vinh Nguyen a ainsi évoqué l’extension du système européen d’échange de quotas d’émission (ETS 2 qui succèdera à l’ETS 1 en 2027) aux secteurs du bâtiment et du transport. Comme l’a illustré l’épisode des Gilets jaunes, cette initiative ne manquera pas de soulever des enjeux d’acceptabilité sociale. En effet, des modélisations prévoient un prix de 60€ par tonne de CO2, ce qui entraînerait un renchérissement significatif – environ de 9€ sur un plein de 60 L d’essence – et de même ordre de grandeur que celui ayant provoqué les contestations de 2018-2019. Pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, un quart des recettes de l’ETS 2 iront alimenter le Fonds Social pour le Climat (FSC) de l’Union. Plusieurs limites persistent pour autant : volatilité des prix, mécanismes de contrôle insuffisants, et surtout des effets redistributifs très inégaux au sein, mais également entre pays membres. Le prix est en effet un prix européen, et s’appliquera donc uniformément à la Pologne (un pays encore très dépendant du charbon, qui n’a, à l’heure actuelle, encore jamais mis en place de taxe carbone sur le chauffage ou les transports, et dont le niveau de vie est inférieur à ses voisins occidentaux) comme à la France (dont la production d’électricité est largement nucléarisée et qui a déjà expérimenté des taxes de ce type au niveau national).
Le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) est l’autre instrument clé de la transition énergétique. Anna Creti est revenue sur la philosophie de ce dispositif et son fonctionnement. Conçu pour limiter les fuites de carbone, ce mécanisme s’applique aux importations de l’Union européenne dans des secteurs polluants (ciment, acier, électricité, verre, hydrogène) en imposant aux importateurs l’achat de certificats carbone non échangeables, alignés sur le prix de l’ETS. Des simulations estiment les recettes du MACF entre 5 et 14 milliards d’euros, une fourchette large (qui tient aux hypothèses de modélisation) et dont les sommes seront principalement affectées au remboursement du plan de relance NextGenerationEU ainsi qu’au financement de la transition énergétique des États membres. Pour préserver la compétitivité des petits importateurs de l’Union et réduire la charge réglementaire et administrative, le paquet Omnibus récemment adopté prévoit une exemption pour les entreprises émettant moins de 50 tonnes de CO₂ par an. Cette mesure, envisagée par la Commission, concernerait 90 % des entreprises, tout en maintenant la couverture d’environ 99 % des émissions intrinsèques des marchandises relevant du MACF. Pour autant, Anna Creti a tenu à préciser que le seuil choisi était déjà particulièrement élevé et donc que cette simplification implique tout de même un important manque à gagner pour les finances de l’UE, en plus d’être un retournement de dernière minute qui s’oppose à la planification stratégique de long terme des entreprises.
Le « nœud gordien » du nucléaire
Co-auteur d’une des dernières notes de l’Institut, Victor Richet a exposé les défis du financement du nucléaire, désormais repositionné comme pilier de la stratégie énergétique française à l’horizon 2050 (PPE3) – revirement qui se retrouve à l’échelle européenne. Les constructions des 6 nouveaux réacteurs de type EPR 2 déjà prévus, comme la prolongation de la durée de vie du parc existant de 40 à 60 ans, représentent des montants de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Ces investissements, très lourds, se caractérisent aussi par des cycles de fonctionnement et de rentabilité très longs, ce qui effraie les investisseurs privés. Il n’existe pas de modèle de référence internationale pour le financement nucléaire, et les modèles hybrides qui combinent l’engagement de l’État et des investissements privés cherchent encore leur design optimal. Si certaines pistes existent déjà (Contracts for Difference, prêts étatiques, modèle finlandais du Mankala), ce secteur industriel si particulier, qui a parfois peiné à démontrer sa capacité à livrer des projets sans faire déraper les budgets dans des proportions quasiment intenables, réclame surtout une vision de long terme et un engagement public sûr pour engager ses investissements. Ce blocage constitue un « nœud gordien » qui reste à démêler.
Les enjeux de la transition énergétique dans les pays émergents
Enfin, Thomas Roulleau, représentant de l’AFD, a déplacé la focale vers les pays en développement, et en particulier l’Afrique, où 800 millions de personnes n’ont toujours pas accès à l’électricité. Alors que 85% des investissements mondiaux dans la transition se concentrent dans les pays développés et en Chine, les pays émergents, qui représentent les deux tiers de la population mondiale, ne comptent que pour 15% de ces investissements. De même, L’Afrique ne représente que 1% des capacités photovoltaïques mondiales alors qu’elle concentre 20% de la population mondiale. Une explication de ce décalage réside dans le coût du capital, nettement plus élevé dans les pays en développement – le coût moyen pondéré du capital (WACC) est de 9 à 12% dans les pays en développement contre 6% dans les pays avancés. À cela s’ajoutent l’absence de planification stratégique, la fragilité des systèmes électriques, et la taille réduite des marchés bancaires locaux. Thomas Roulleau a insisté sur le rôle pour l’instant limité des Banques Nationales ou multilatérales de développement (BMD) en raison des risques élevés et des critères de surendettement. Ainsi, l’AFD ne peut pas prêter dans 60% des pays africains et les banques publiques et multilatérales ne représentent que 4,5% des investissements de la transition dans ces pays, la majorité provenant des banques locales. Pour progresser, il est donc impératif d’améliorer la qualification et la planification du secteur, ainsi que de renforcer les capacités des acteurs publics locaux.
Débats et échanges : tenir le cap de la transition dans un contexte incertain
Les échanges entre les intervenants et le public ont ensuite été l’occasion de revenir sur un certain nombre d’enjeux cruciaux. Premièrement, les intervenants ont souligné la nécessité pour l’UE de maintenir ses exigences climatiques dans le contexte international actuel. Grâce à son statut de « puissance normative internationale » et son marché de 450 millions de consommateurs, elle se trouve en mesure de contrer le backlash écologique venu, notamment, des États-Unis. Deuxièmement, le thème de la sobriété a été abordé. Si les études académiques continuent sur ce sujet, la sobriété qui, un temps, était sur toutes les lèvres, n’est plus en France un véritable levier investi par les politiques. Pour Victor Richet, une des explications réside dans la surcapacité électrique du pays. De là découlent un manque d’évaluation crédible des mesures de sobriété et la faible place que ce thème occupe dans la PPE. Enfin, l’opposition souvent faite entre ces besoins massifs d’investissements et la situation des finances publiques a été évoquée. Il a alors été rappelé une vérité connue et reconnue depuis plus d’une décennie maintenant sans pour autant qu’elle ne soit sérieusement prise en compte aujourd’hui : le coût de l’inaction sera, à terme, bien plus élevé que celui de l’action et que les retards actuels se traduiront en réalité par une facture encore plus lourde pour l’État. Des réflexions proches des récents travaux de l’Institut sur la question de la dette climatique.
Noé Duvivier et Louna Duyck.
Image : Joseph Mallord William Turner, Valley of Aosta: Snowstorm, Avalanche, and Thunderstorm, 1836–1837, huile sur toile, Art Institute of Chicago.
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