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Dialogue avec Charles Serfaty – Une histoire économique de la France

Charles Serfaty est l’auteur de l’Histoire économique de la France, de la Gaule à nos jours qui est paru le 3 janvier 2024 aux Editions Passés composés. Ce livre, à mi chemin entre le manuel pédagogique et la vulgarisation éclairée, a l’ambition de renouer avec la tradition des sommes d’histoire économique à la Braudel, mais aussi de les actualiser.  Dans cet entretien, nous avons dialogué avec lui sur les particularités de la construction économique de la France, la singularité de son approche,  et de ce que nous apprend le temps long sur le temps présent. 

« La particularité française c’est la coexistence d’un État central fort avec finalement peu d’institutions représentatives. »

La France dans le temps long

Avant-garde : Le livre que vous avez écrit couvre une très longue période. Quels invariants, géographiques ou autres, sont toujours pertinents aujourd’hui pour parler de l’économie française ?

Charles Serfaty : Le principal invariant c’est celui de la géographie. Braudel l’avait bien identifié, mais la particularité française est d’être presque au cap d’un continent. Vidal de la Blache disait dans le premier tome de l’Histoire de France de Lavisse que la France était la « contrée sise au rapprochement des deux mers ». C’est parce qu’il y a à la fois une façade méditerranéenne et une façade atlantique, qui historiquement en Europe sont des espaces très différents que la France peut relier. On peut, en prenant le Rhône, vers Arles, remonter jusqu’à Roanne et là marcher un peu jusqu’à la Loire et aller vers la façade atlantique. C’est ce qui facilite le commerce et les échanges d’idées. C’est depuis la France que Pythéas explorateur grec parti de Marseille a découvert les contrées du nord.

C’est d’ailleurs une vieille idée : la France est un grand espace hétérogène qui mêle un réseau de fleuves permettant de relier efficacement deux grands espaces culturels l’Atlantique celtique et de la Méditerranée. Et c’est une constante dans l’histoire de France d’essayer d’en profiter : les Romains ont mis en place des routes et ont tiré avantage des réseaux gaulois pour commercer dans cette direction. Colbert a fait construire le canal du Midi, qui n’a pas tant servi le grand commerce que cela parce que le tirant d’eau est trop faible, mais qui permettait bien de connecter les deux mers. Et aujourd’hui ça se manifeste par l’appartenance de la France à l’Union européenne, par son lien avec les pays latins, avec les pays germaniques, un peu à mi-chemin entre les deux. Je dirais que c’est la principale constante géographique.

Ensuite, il faut être honnête, l’économie a beaucoup changé. Si on met de côté quelques spécialisations particulières, comme le lin – la France est la première cultivatrice de lin dans le monde – ou le vin, qu’on retrouve tout au long de l’histoire, ces constantes sont un peu éteintes. Il y a beaucoup de choses qui ont changé dans l’économie française et dans son organisation au cours des vingt derniers siècles.

On a l’impression que votre livre décrit un très long processus de division du travail dans la politique économique. On a d’abord au début une séparation entre les domaines du souverain et ceux de l’État. Et ensuite, on passe par l’émergence de politiques fiscales, commerciales et financières de plus en plus indépendantes les unes des autres. Est-ce que ce processus est différent en France par rapport aux autres pays européens et en particulier par rapport à l’Angleterre ?

Quand on s’intéresse à cette question, il y a toujours un risque d’être téléologique. En France, la centralisation a été plus précoce qu’ailleurs et on pourrait sous-entendre que c’était nécessaire. Mais en fait, en Europe, la particularité française c’est la formation même d’un État centralisé par ce que le pays est très vaste par rapport aux autres pays européens. Cela réduit la portée des politiques économiques et fiscales. Finalement, au XIVe siècle, quand il commençait à y avoir un impôt permanent en France, le seul point commun d’une région à l’autre de la France, c’est qu’on paye un impôt. Mais il n’y a pas tant d’unité que ça sur la nature de cet impôt. Il y a la taille, mais elle est administrée de manière différente partout. En réalité le droit de regard de la monarchie centralisée était assez faible, et ça tient en grande partie à l’étendue de l’espace français.

Donc pour moi, la particularité de la France, ce n’est pas la précocité de sa centralisation, parce que l’Angleterre a été plus précoce. En Angleterre, il y a un impôt central bien avant qu’il n’y en ait un en France. Il y a eu même une ébauche d’impôt central dès le haut Moyen Âge pour payer les rançons aux Scandinaves. La particularité française c’est plus qu’il y ait eu la formation de cet état centralisé qui ne correspondait pas tout de suite à un espace économique uni. En Angleterre, le problème se posait moins tout simplement parce que c’était plus petit.

Cela se traduit de plusieurs manières. D’abord, il n’y a pas vraiment eu de parlement en France. Il y a eu les états généraux, mais ils n’ont pas eu de fort pouvoir décisionnaire avant 1789, ils n’ont même pas été convoqués entre 1614 et 1789 par exemple. La particularité française c’est donc la coexistence d’un État central fort avec finalement peu d’institutions représentatives. Cela ne veut pas dire que l’État central a beaucoup plus de pouvoir qu’ailleurs, mais ça veut dire que sur son domaine de compétence, il n’y a pas véritablement de prise en compte d’un point de vue institutionnel local. En fait, les particularités locales vont être prises en compte par un système clientéliste : ce sont les grands qui administrent les provinces qui assurent le lien entre l’État central et les « bonnes villes » et les sujets ruraux du roi.

Sur le commerce, il ne me semble pas qu’il y ait une particularité française si forte que cela. La formation de la politique commerciale a souffert d’un handicap en France simplement du fait que le territoire était large et que jusqu’à 1789, en gros, il n’y a pas de marché commun en France, car il y a des tarifs douaniers intérieurs. Mais par exemple, le colbertisme, qui encourage les exportations des manufactures et essaie de réduire les importations, n’est pas une particularité française.

Donc, je dirais que c’est vraiment, pour moi, la vraie particularité, c’est la taille de la France qui rend son gouvernement économique un peu plus difficile que chez ses voisins. Mais sinon, la France s’inscrit dans les grandes tendances européennes.

Vous avez parlé beaucoup de la centralisation de la France et de la construction de son État, mais est-ce que faire une histoire économique de la France passe forcément par-là ? Et quels sont les narratifs qu’on pourrait mobiliser en dehors du processus de centralisation ?

C’est une très bonne question. J’aurais une réponse un peu simpliste qui est de dire non, ce n’est pas un passage obligé et que l’on peut écrire une histoire économique de la France différemment. J’avais envie tout de même. Je sentais qu’il n’y avait pas vraiment d’histoire économique sur très longue période en un tome simple à lire. J’ai écrit ce livre à la fois par goût personnel et sans vrais prédécesseurs, je pensais donc que c’était important de revisiter les images d’Épinal de l’histoire de France, de Vercingétorix à Emmanuel Macron, en passant par Charles VIII ou Louis XIV.

Je trouvais que c’était intéressant du point de vue économique, mais je pense qu’on pourrait tout à fait faire une histoire de France en les évoquant beaucoup moins. Je pense quand même qu’il y a des arguments économiques pour expliquer pourquoi cela doit se faire : il y a notamment cette idée quand vous lisez à l’histoire économique qu’il faut un certain niveau de développement de l’État pour qu’on commence à connaître un certain développement.

Quels sont les arguments qui sous-tendent cela ? Ce n’est pas une thèse évidente, parce que dans l’ancien régime, les deux principaux postes budgétaires sont la guerre et les dépenses de cours. Cela ne paraît pas tout à fait être des dépenses propres à la croissance économique. Pourquoi l’État aurait été important alors ? Déjà, à côté de ces deux grands postes budgétaires, l’État a quand même commencé très tôt à financer de vraies infrastructures. Par exemple, c’est au XVIIIe siècle que les grands corps d’ingénieurs étatisés commencent à se mettre sérieusement à la voirie, avant même l’invention du chemin de fer. Et ça, grâce à la corvée royale. Bizarrement, cette forme moderne d’action de l’État se fait par la forme de prélèvement fiscal la plus archaïque. L’autre argument passe par le constat que l’industrie de l’armement est l’une des premières industries à avoir connu des progrès de productivité importants, justement sous l’impulsion de l’État. À partir du moment où on utilise la poudre à canon en Europe, il y a de grands progrès qui se font, en partie car il y a de plus en plus de conflits. Il y a une estimation qui a été faite par un économiste historien qui dit qu’il y a des progrès de productivité de 1, voire 2 % par an dans le domaine de l’artillerie depuis le XIVe siècle.

Alors, est-ce que c’était vraiment une condition nécessaire à la révolution industrielle et agronomique du 19e siècle ? Je ne sais pas, mais c’est un point de vue qui pourrait se défendre. Les autres imaginaires qu’on pourrait mobiliser c’est de faire peut-être une histoire très statistique se concentrant sur les revenus, les salaires et étudiant le mode de travail et le mode d’organisation agricole, le recours au fermage et aux paysans par exemple. Ou bien essayer de faire une histoire des entreprises, même si c’est compliqué, car il n’y a pas tant d’entreprises qui ont une très longue histoire en France. Mais oui, globalement, on pourrait tout à fait mobiliser d’autres sources. Il y avait une histoire populaire de la France, par exemple, par Gérard Noiriel, qui, elle, essayait de mettre de côté ces grandes figures. Ce sont des approches qu’il faut aussi mettre en avant bien sûr.

« J’ai écrit ce livre à la fois par goût personnel et sans vrais prédécesseurs, je pensais donc qu’il était important de revisiter les images d’Épinal de l’Histoire de France. »

À propos des investissements publics, il y a un papier de Pierre Rosanvallon qui parle de la pénétration des idées keynésiennes en France. Il montre que ça n’a pas été une révolution et que les travaux de Keynes ont mis beaucoup de temps à être mobilisés parce qu’on faisait déjà du keynésianisme. Il y avait, dès les années 20, beaucoup plus de programmes, de grands travaux, de politiques de relances, etc., qu’en Angleterre par exemple. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Il y a un paragraphe de mon livre sur l’entre-deux-guerres sur la reconstruction plutôt réussie des années 1920 qui s’intitule « La France, keynésienne sans le savoir ». Quand on regarde les estimations du PIB par habitant en France dans les années 1920, leur évolution est extrêmement dynamique et la raison c’est qu’elle ne s’est pas enfermée dans une politique monétaire désastreuse qui aurait consisté à retrouver l’ancienne parité du Franc. En fait, elle a essayé, mais elle n’y est pas arrivée. Cet échec a permis de faire diminuer la valeur de la dette en France. Par ailleurs, la France a aussi compté sur les réparations allemandes, ce qui fait que l’État n’a pas hésité à accumuler des déficits, malgré le niveau de la dette à la suite de la Première Guerre mondiale. La dette était un niveau record à cette période, 170% du PIB, et malgré cela la France a accumulé beaucoup de déficits jusqu’à Poincaré et ça lui a permis de connaître des années 20 extrêmement dynamiques.

Effectivement, il n’y a pas forcément besoin de mobiliser les textes de Keynes pour penser les grands travaux d’infrastructures. Par exemple, le plan Freycinet, qui a financé beaucoup de travaux et a permis une reprise de la croissance qui, contrairement à ce qu’on lit parfois, n’était pas si dynamique que ça sous le Second Empire, du fait des nombreuses crises bancaires. Ce qui est important c’est que ce plan n’était pas fait pour être rentable, mais pour conserver la structure rurale du pays tout en créant un lien national commun avec les chemins de fer. Donc oui, tout à fait, la France a eu recours à des investissements importants et n’a pas hésité à relancer l’économie avant qu’avant même que Keynes écrive la Théorie Générale.

En lien avec le rôle de l’État dans cette histoire économique, vous accordez beaucoup d’importance à l’évolution de ses ressources. On a l’impression que votre histoire, c’est aussi une histoire de l’impôt et de son acceptabilité en France. À quel point c’est important selon vous ?

J’ai un peu abordé cette question en répondant sur le rôle de la construction de l’État dans le livre. Dans mon projet, c’est important aussi parce que cela donne un point de connexion naturelle entre l’économie et ces grandes figures de l’histoire de France. Le degré de centralisation, c’est aussi, d’une certaine manière, une mesure du degré d’unité économique en France. Pour un même espace, si vous avez une plus grande partie de la production qui est taxée par l’État, c’est la preuve que vous êtes capable de déplacer des ressources vers la capitale. Si vous avez un flux d’argent permanent qui va de la province vers Paris, c’est la preuve que Paris est capable de transformer ce flux d’argent en biens et en services et donc c’est quelque chose qui illustre le degré d’ouverture économique interne à la France.

Les grands héros du livre, ce sont aussi les économistes et les gestionnaires, même si ça peut être anachronique à certaines périodes, John Law, les physiocrates ou même Jacques Rueff plus tard. Quel est leur rôle exactement dans l’histoire économique de la France ? Est-ce que ce sont juste des acteurs qui vont permettre de justifier les politiques qui sont peu à peu mises en place ou est-ce qu’ils ont vraiment un rôle pour penser de nouvelles politiques économiques ?

Dire les « économistes » n’est pas tant anachronique que cela parce que les physiocrates s’appelaient eux-mêmes les économistes ! Je précise aussi que dans le livre, j’ai pu me concentrer sur les familles d’économistes qui ont joué un rôle politique et que par exemple, je ne parle par conséquent pas de Boisguilbert. Donc, ces figures de John Law, des physiocrates et des saint-simoniens, est-ce qu’ils influencent le pouvoir ou bien au contraire, est-ce qu’ils sont au pouvoir parce que leurs idées coïncident avec l’esprit du temps ?

Les physiocrates, pour commencer par eux, sont un cas intéressant parce que leur théorie joue un rôle très important de l’histoire de la pensée économique, mais elle a quelques aspects étranges. Contrairement aux mercantilistes, ils mettent vraiment en avant la production agricole comme créatrice de valeur alors que les mercantilistes mettent l’accent sur les échanges. En insistant sur la production agricole, les physiocrates sont plus proches de nous, mais bizarrement, ils nient la valeur de l’échange et de la production industrielle. Par conséquent, leurs théories font d’eux des représentants des propriétaires terriens. Ils vont défendre beaucoup des réformes libérales qui à l’époque avaient comme point commun qu’elles avantageaient énormément les propriétaires terriens. Il s’agissait notamment de la liberté de commerce du grain qui aurait eu comme conséquence de faire augmenter le prix du grain. C’est là un exemple où il y a une coïncidence presque parfaite entre la théorie des économistes qui sont au pouvoir et un certain groupe d’intérêts. Est-ce que c’est parce qu’ils ont défendu vigoureusement ces réformes que le pouvoir s’y est essayé, malgré leur impopularité dans les villes, ou bien est-ce parce que les propriétaires terriens, à ce moment-là, étaient particulièrement en force dans ces régimes ?

Sur John Law, qui était un économiste assez brillant auquel on doit la première formulation de la théorie quantitative de la monnaie, il y a eu un livre très intéressant d’Arnaud Orain. Il prouve qu’il y avait d’autres banquiers et financiers qui avaient des idées proches de John Law, par exemple le banquier Samuel Bernard avait proposé une banque proche de la banque imaginée par Law et qu’elle-même par certains aspects se rapprochait du système de la banque d’Angleterre. Le système de John Law donc aussi un produit de son temps et pas seulement un produit des idées économiques théoriques.

Parfois l’économiste vient formaliser des idées qui sont déjà présentes dans la société, c’est le cas des saint-simoniens par exemple. Le saint-simonisme n’est pas seulement une théorie économique, il est aussi une théorie philosophique et politique. Il y avait un grand enthousiasme pour les nouveaux moyens de transport, pour l’ouverture au monde. On retrouve beaucoup de saint-simoniens dans les traités de libre-échange, par exemple Michel Chevalier qui a négocié le traité de libre-échange avec l’Angleterre en 1860, et ils jouent aussi un rôle dans la construction du canal de Suez. En même temps, ces idées arrivent au même moment que l’invention du chemin de fer ou que le bateau à vapeur et on pourrait dire que c’est n’est pas les saint-simoniens qui ont créé les conditions économiques pour permettre cette révolution des transports.  Là encore, les thèses des économistes répondent à des changements économiques et les formalisent.

Et puis, il y a Jacques Rueff. C’est un économiste auquel on accorde beaucoup d’importance, mais il faut aussi la relativiser. Dans le contexte institutionnel français, Jacques Rueff n’a pas eu tant de poids que ça. C’est lui qui a écrit le plan Pinay-Rueff, qui visait à lutter contre un épisode inflationniste lors du retour de de Gaulle au pouvoir, mais il n’a pas obtenu la fin du contrôle des prix qu’il réclamait. On lui attribue aussi le discours de de Gaulle en 65 sur le système monétaire international, notamment sous l’influence de Peyrefitte et de ses mémoires, mais c’étaient aussi les idées du Trésor à l’époque comme le montrent les travaux d’une jeune historienne de l’économie Maylis Avaro. Il y avait beaucoup de discussions au sein de la Direction du Trésor et plus qu’une grande théorie monétaire internationale, il y avait cette croyance que les États-Unis risquaient de dévaluer le dollar par rapport à l’or, et que la France aurait alors perdu de l’argent si elle avait gardé ses réserves en dollars. Il y avait donc quand même des considérations plus pratiques qui jouaient, pas seulement de grandes théories économiques.

« Quand je projetais de faire ce livre, je pensais que sa valeur ajoutée ce ne serait pas tant d’utiliser de nouvelles sources que de faire des rapprochements qu’on ne fait pas forcément parce qu’on ne lit pas ensemble les différents textes des économistes et des historiens. »

Une approche singulière

On voit que ce livre se place à l’intersection entre un ouvrage académique et un ouvrage de vulgarisation, mais un peu dans le sens noble du terme, on sent les influences de Michelet et Lavisse par exemple. Quelle a été votre façon de travailler pour ce livre et quelle est la relation avec la littérature académique plus généralement ?

Le livre tire principalement ses sources de la littérature secondaire. J’ai parfois consulté des sources primaires, mais ce sont essentiellement des sources littéraires.  Je tiens donc à rendre hommage à tous les historiens et économistes, car je suis un nain assis sur l’épaule de géants et la valeur du livre vient beaucoup de cette littérature de spécialistes. J’ai repris les travaux statistiques qui avaient été faits et parfois j’ai fait, sur quelques détails, quelques calculs moi-même, mais je n’aurais pas pu faire ces calculs sans les travaux d’autres historiens qui avaient consulté les sources. Je trouve qu’il n’y a aucune honte à le faire d’ailleurs, mon maître, Daniel Cohen, s’appuyait énormément aussi sur les travaux des autres, de l’économie aux sciences cognitives. Mon livre est un travail de vulgarisation et aussi, je dirais, de synthèse.

Quand je projetais de faire ce livre, je pensais que sa valeur ajoutée ce ne serait pas tant d’utiliser de nouvelles sources, mais juste faire des rapprochements qu’on ne fait pas forcément parce qu’on ne lit pas ensemble les différents textes des économistes et des historiens.

Ce qui est aussi très intéressant dans le livre, c’est qu’on sent à plusieurs moments les possibilités d’une histoire différente : l’émergence d’une seconde capitale économique à Lyon, Charles VIII qui se lance dans les guerres d’Italie plutôt que dans la colonisation du continent américain, la possibilité d’une contre-centralisation avec la Fronde au XVIIe siècle, etc. Cela semble lié plus largement à une montée en puissance dans la littérature de l’histoire contrefactuelle. Quelle est la place de cette histoire contrefactuelle dans votre livre et dans la littérature plus généralement ?

L’histoire contrefactuelle est en fait un peu partout. Dès que vous faites de l’histoire, si vous dites qu’une décision a changé le cours des événements, vous faites un contrefactuel implicitement, puisque vous dites que s’il n’y avait pas eu cette décision, les choses se seraient passées autrement. Quand vous dites que tel événement est sans importance, vous faites aussi un contrefactuel, puisque vous dites que si cet événement ne s’était pas produit, les choses n’auraient pas changé. Donc, on ne peut jamais complètement échapper au contrefactuel. Et d’une certaine manière, formaliser le contrefactuel en disant « si X, alors Y », c’est seulement une manière plus formelle, plus analytique de procéder. Les historiens se méfient des contrefactuels, car souvent, on fait quelque chose de plus ambitieux et on essaie de se projeter sur plusieurs siècles. Un livre caractéristique, et passionnant, c’est celui de Walter Scheidel, Escape from Rome. Il y défend la thèse, paradoxale et ambitieuse, selon laquelle la chute de Rome a été la véritable cause de la croissance économique en Europe. C’est stimulant, mais en même temps on voit que l’exercice reste spéculatif.

Plutôt que les historiens, ce sont souvent les économistes qui font de l’histoire contrefactuelle et c’est souvent pour appliquer les méthodes empiriques issues de « la révolution de la crédibilité » à l’histoire économique. Le but est d’essayer de fonder une histoire où on peut démontrer une relation causale en s’appuyant sur des variations exogènes. Un exemple que je cite dans le livre, c’est l’introduction de la pomme de terre. Il y a des études qui estiment que la croissance démographique aurait été jusqu’à 25% moins importante entre le 17e et 19e siècles sans la pomme de terre. De fait, parler de relation causale c’est faire un contrefactuel. C’est tout de même un exercice qu’il faut utiliser avec modération, parce que parfois, il vaut mieux s’attacher à regarder scrupuleusement toutes les sources plutôt que d’essayer de se projeter trop en avant dans la recherche de relations causales. En effet, certaines questions importantes ne peuvent pas être sérieusement tranchées de manière statistique, quelque ingéniosité qu’on y mette.

Actualité et Histoire de France

On sent en lisant votre livre que l’histoire économique de la France au XXe siècle c’est celui d’un interventionnisme croissant au début, en commençant par l’économie de guerre, puis les politiques de grand projet ensuite, et enfin un reflux, au moins dans la variété des modes d’action, de cet interventionnisme à partir des années 80. Aujourd’hui la question de l’interventionnisme revient, mais quelles sont les limites du parallélisme que l’on peut faire aujourd’hui avec la France d’après-guerre ?

Vous avez très bien résumé, le 20e siècle c’est la montée croissante de l’interventionnisme de l’état avec un point d’arrêt dans les années 1970. Ce qui est intéressant, c’est que ce point d’arrêt ne correspond pas à une baisse du poids de l’état dans l’économie, tout simplement parce qu’avec la hausse des retraites et le vieillissement de la population, il y a une part d’accroissement mécanique des cotisations sociales et du prélèvement fiscal dans le PIB. Mais l’interventionnisme de l’État devient beaucoup plus diffus. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune intervention de l’État, mais elles sont beaucoup plus modérées. L’État intervient moins souvent pour acheter des entreprises, pour diriger leur conduite, etc. Il subventionne moins souvent des industries et lance moins de grands projets.

La question de la transition écologique nous ramène au moment le plus fort de l’interventionniste français, l’immédiat après-guerre. Quels sont les points communs entre les deux situations ? Le point commun, c’est que vous avez besoin d’investir massivement dans une nouvelle infrastructure. À l’époque, par exemple, le pays manquait de logements et beaucoup de routes étaient endommagées. Du coup, l’État a recouru à l’épargne forcée. Il a contraint les Français à consommer moins pour investir dans ces projets, alors que la situation était délicate, surtout à la fin des années 40. Une grande partie de l’intervention de l’État, ce n’était donc pas de flécher les investissements, mais surtout de forcer les gens à investir, à épargner, parce qu’on savait ce qu’il fallait construire. Il y a quand même eu des plans techniques, il y a eu le premier commissariat au plan, il y a eu Jean Monnet, mais il fallait surtout construire des usines et des bâtiments. Il était relativement facile pour l’État d’affecter cette épargne, notamment par l’action du Trésor, car les besoins en équipement étaient importants.

Ça a cessé d’être le cas dans les années 60, car la France s’était modernisée. À ce moment, l’enjeu devient plus d’envisager l’avenir et de continuer la modernisation. Il y a cet article assez intéressant de macroéconomie par Aghion, Acemoglu et Zilibotti, Distance to Frontier, où ils disent qu’on ne peut pas avoir le même modèle de croissance économique quand on est proche de la frontière technologique, que l’on utilise déjà les équipements les plus sophistiqués au monde.  Dans les années 60 et 70, la France est beaucoup plus proche du niveau de productivité et de niveau de vie américain. Il y a donc un changement de stratégie : l’État va relâcher un peu le contrôle et libéraliser le commerce des biens industriels au sein de la communauté économique européenne. Mais dans le même temps, il va investir dans de grands projets pour lesquels les banquiers sont trop frileux.

La question qu’il faut se poser aujourd’hui, c’est si la transition écologique ressemble plus aux années 40-50, ou on est davantage dans un moment qui ressemble aux années 60-70 ? Comme les technologies de la transition écologique ne sont pas encore tout à fait mûres, on peut penser qu’on est plus proche des années 60-70. Mais en même temps, il y a des besoins en équipements bien identifiés, comme les pompes à chaleur ou la génération d’électricité verte, et donc il faut aussi penser à tout simplement augmenter l’investissement dans le capital productif.

La différence très déplaisante, c’est qu’aujourd’hui, nous n’investissons pas pour gagner de l’argent, nous investissons pour baisser nos émissions de gaz à effet de serre. Quand l’état investissait massivement dans les infrastructures dans l’après-guerre, celles-ci ont rapporté de l’argent, car elles répondaient à un problème très simple des gens : beaucoup de logements étaient éventrés ou mal isolés ou n’offraient aucun confort. Dans le cas de la décarbonation, on aura beaucoup moins de gains évidents. C’est là où l’analogie entre les années 40, 50 et aujourd’hui ne fonctionne pas forcément.

Ensuite, sur la partie grand projet, je pense que l’analogie est tout à fait pertinente. Il faut travailler sur les nouveaux avantages comparatifs français et faire attention aussi à ce nous ne que fassions pas qu’importer des technologies étrangères. C’est important parce qu’il y a de bonnes raisons de penser qu’il y a un effet d’entraînement des technologies. Développer notre avantage comparatif, quitte à le forcer un peu avec de grands plans d’investissement, c’est une politique raisonnable.

« La question qu’il faut se poser aujourd’hui, c’est si la transition écologique ressemble plus aux années 40-50, ou si on est davantage dans un moment qui ressemble aux années 60-70 ? »

Au sujet de ces investissements sans croissance, est-ce qu’il y a des périodes dans l’histoire auxquelles se référer ?

Je pense que le changement climatique et la transition écologique sont assez inédits. Je n’ai pas encore fini le livre de Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition, qui est très pessimiste sur le sujet, mais j’ai l’impression qu’on peut faire d’autres analogies. Un grave problème que j’évoque en filigrane dans le livre, c’est qu’il y a de moins en moins de bois au 17e au 18e siècle parce que le bois sert à chauffer, mais aussi à fabriquer des bateaux, etc. Ça a beaucoup contraint l’Angleterre qui a commencé à plus utiliser ses ressources en charbon dès cette époque alors que la France avait moins de contraintes. Au 19e siècle, on continue de beaucoup utiliser du bois, mais grâce au progrès des transports et de la gestion forestière, la pénurie de bois n’est plus un problème et le nombre d’hectares de forêts augmente même significativement en France et dans le reste de l’Europe. C’est une analogie qui peut donner un peu d’espoir.

Dans le livre, vous parlez aussi, quand même, des échecs de l’interventionnisme de l’État. Le Concorde, par exemple, n’a pas été rentable financièrement, le plan Calcul a eu une efficacité toute relative, le Minitel est resté plus un symbole, etc. Est-ce qu’une leçon de cette histoire ce n’est pas que pour être efficace, l’État doit aussi avoir le droit à l’échec ?

Oui, tout à fait. Quand l’État fait la politique industrielle, il doit se concevoir un peu comme un venture capitaliste. Quand vous investissez dans de grands projets ambitieux, créer une industrie nouvelle ou développer le Concorde, vous devez vous attendre à échouer et, mais l’intérêt de l’État, c’est qu’il peut se permettre d’investir dans plusieurs projets massifs. C’est d’ailleurs un peu la vision de Peter Thiel dans From Zero to one, un livre qui reprend un cours qu’il avait donné à Stanford. Il dit qu’il suffit d’un grand succès pour compenser neuf échecs. Il faut garder ça en tête aussi pour l’État. La réussite d’Airbus compense en grande partie les échecs du Concorde ou du Minitel.

Et ces échecs sont relatifs aussi. Parce qu’il faut aussi avoir en tête que l’objectif de l’État n’est pas seulement d’être rentable. Il ne veut pas un retour sur investissement pour lui, il veut un retour sur investissement pour la société. Le Concorde, par exemple, se traduit en gain en savoir-faire qui favorisera plus tard Airbus. Il y avait aussi un objectif social parce que les salariés de Sud Aviation avaient été menacés d’être licenciés à cause d’un problème de commande. Par ailleurs, ces échecs n’étaient pas prédestinés. Une des grandes raisons pour lesquelles le Concorde a échoué, c’est que, soudainement, le prix du pétrole a explosé. Ça aurait donc pu être un échec industriel privé, même sans financement de l’État. Le Minitel, ça a créé aussi une culture en France, parfois « déviante » mais aussi entreprenante. Je ne vais pas faire le panégyrique ni le réquisitoire moral de Xavier Niel, mais c’est quelqu’un qui est clairement issu de cette culture, et qui a peut-être appris d’elle lorsqu’il a fondé Free.

On se rend compte dans votre livre que la France est restée rurale plus longtemps que ses voisins européens. Mais du coup, qu’elle a connu une déruralisation qui a été aussi plus brutale pendant les Trente Glorieuses. Est-ce que la grogne des agriculteurs qu’on peut constater aujourd’hui trouve en partie sa source dans cette histoire-là ?

Oui, la France a une population très rurale encore au 19e siècle, les campagnes représentent la majorité de la population jusqu’au recensement de 1931. Ça a été en partie dû à la transition démographique plus précoce en France que dans les autres pays qui a fait que la densité de population est devenue alors une des plus faibles d’Europe. Il y a donc plus de terres disponibles. Mais aussi, il y a un certain attrait culturel et économique pour la propriété terrienne qui doit aussi à la spécialisation viticole française, parce que le vin se prête plus à une petite propriété que les céréales. Quand on dit qu’il y a une survivance de la petite propriété en France, c’est aussi qu’on ne cultive pas tout à fait la même chose que les voisins.

La population agricole française est menacée à la fin du 19e siècle par le commerce international, car on importait déjà de plus en plus de grains de la Baltique et d’Amérique. Et la réaction du pouvoir à l’époque, parce qu’il dépendait fortement des paysans qui étaient majoritaires, c’est le tarif Méline en 1892. C’est la première fois dans l’histoire de France où le tarif à l’importation sur les biens agricoles est plus important que le tarif sur les biens industriels. Cette protection accordée aux paysans reste jusqu’à la seconde guerre mondiale avec pour conséquence le fait qu’un tiers de la population travaille encore dans l’agriculture à ce moment. La Seconde Guerre mondiale d’ailleurs, c’est une période assez paradoxale pour le monde paysan, car la crise des années 30 l’a durement frappé. On se rend compte que la réaction du monde paysan, y compris dans des pays industrialisés comme les États-Unis, à la crise, est assez importante. En France, ça a été particulièrement critique parce qu’il y a eu un prix plancher qui est devenu un prix plafond et a empêché des gains de productivité importants et a retardé la modernisation. L’Occupation a été pour le coup une période étonnamment faste dans le malheur parce que les prix de la nourriture avaient beaucoup augmenté et pouvoir se nourrir avec sa propre production était devenu un luxe.

C’est l’arrivée des tracteurs, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui fait exploser la productivité agricole et provoque finalement un exode rural massif. Celui-ci est aussi rapide qu’a été lente la baisse de la part du monde agricole dans l’économie française dans les siècles précédents. Cet exode rural se produit très rapidement, mais finalement, le pouvoir décide tout de même d’accorder un soutien aux agriculteurs sous la forme des prix planchers avec la PAC dans le traité de Rome. C’est une situation qui est intéressante parce que la population agricole continue de baisser, on passe de 2 millions d’agriculteurs en 1960 à 800 000 dans les années 80, mais elle aurait encore plus diminué s’il n’y avait pas eu les prix planchers ou en tout cas des subventions à la production agricole. La politique agricole commune a très clairement été une forme de subvention qui correspond à un désir social de maintenir une forme de dignité économique et de bien-être pour les agriculteurs. On pense aussi en France que c’est important de préserver ce monde-là, que c’est une partie intégrale du paysage français. Or, si on suivait de manière un peu bornée une certaine rationalité économique, il faudrait que nous importions notre nourriture du reste du monde et que nous laissions disparaître notre population d’agriculteurs.

Je pense que le problème ce sont à la fois les pressions de nos partenaires européens, qui veulent moins soutenir l’agriculture, et aussi que l’on s’est rendu compte que les solutions envisageables sont inefficaces, mais aussi difficiles à accepter pour les agriculteurs qui aspirent à vivre de leur travail plutôt que de subvention. Il y a une contradiction entre les tensions du modèle économique dans lequel nous vivons et finalement les aspirations politiques que nous avons et celles des agriculteurs. C’est un problème qui n’a pas de solution simple.  

On a l’impression en lisant cette histoire économique de la France qu’il y a des allers-retours très fréquents entre le protectionnisme et le libre-échange. Est-ce que le protectionnisme a donc un avenir en France et en Europe ?

C’est sûr qu’il y a une dimension cyclique. Je ne suis pas un grand croyant dans les théories du cycle qui existaient avant, mais il semble bien que le protectionnisme soit sur le retour. Surtout vu le contexte international. Cela s’est traduit par un changement très clair dans le discours des hommes politiques nationaux, et d’une certaine manière, des responsables européens.

Les allers-retours entre protectionnisme et libre-échange sont fréquents. Il est difficile de vraiment parler de politique commerciale avant Colbert. Il a cherché à la fois à faire baisser les tarifs douaniers intérieurs et à créer des tarifs douaniers extérieurs pour que la France ait une unité économique vis-à-vis du reste du monde. La France est assez protectionniste dans l’Ancien Régime, et ensuite de moins en moins au 19e siècle avec en point d’orgue le traité de libre-échange entre France et Angleterre en 1860. Et puis progressivement, jusqu’à la Première Guerre mondiale, on devient de nouveau de plus en plus protectionnistes. Les années 1920, ce sont des années où on espère revenir à l’ancien temps, mais où ça ne se produit pas, et pendant les années 30, on diminue très fortement les échanges y compris avec nos alliés – le mouvement fut très général. À partir de là, on reste dans un cadre un peu fermé jusqu’à la grande vague de mondialisation des années 80 et 90 même s’il y a eu l’intégration européenne. Au fond l’Union européenne est aujourd’hui dans un cadre institutionnel dont les règles ont été fixées dans les années 80 et 90, au moment de cette libéralisation.

Nous sommes donc dans un cadre institutionnel qui nous permet de jouer collectivement au niveau européen, mais qui est marqué par les idées de ces années-là, et qui est aussi méfiant vis-à-vis des politiques protectionnistes. Pourquoi ? On peut essayer de rationaliser. D’une certaine manière, le protectionnisme consiste à accepter d’avoir des gains assez localisés pour certains producteurs. Et c’est quelque chose qui est plus difficile à accepter quand on est 27 pays et que l’on sait que certains pays vont beaucoup plus bénéficier que d’autres si on se lance dans ce type de politique. On peut y arriver sur les questions écologiques, en identifiant quelques domaines de pointe, mais les marges sont faibles.

Donc il faut accepter ce cadre, parce qu’il bénéficie beaucoup aux consommateurs par exemple, mais il faut peut-être aussi le bousculer, notamment en négociant au niveau européen de façon unifiée ou en utilisant notre politique commerciale pour inciter certains partenaires à la transition écologique.

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions, et merci pour le livre.

Charles Serfaty est économiste à la Banque de France et enseigne la macroéconomie à l’Ecole d’Économie de Paris. Il a un doctorat du Massachusetts Institute of Technology (2016-2021).

Image : March Chagall, Paris par la fenêtre, 1913, huile sur toile, 136 × 141,9 cm, Musée Salomon R. Guggenheim.

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