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Dialogue avec Ulysse Lojkine – Actualiser Marx pour repenser l’exploitation

Ulysse Lojkine est chercheur post-doctorant à Sciences Po Paris et il s’intéresse à la notion de l’exploitation dans le monde du travail. Dans son dernier ouvrage, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation  (La Découverte, avril 2025), il défend l’idée selon laquelle le capitalisme tient sa force de la combinaison de l’exploitation et de la coordination, à l’aide d’institutions pouvant tenir les deux rôles : propriété privée, marché, division du travail. Dans cet entretien, il revient sur les formes contemporaines de domination et les ressorts invisibles de l’économie mondialisée, à l’heure des plateformes numériques, de la sous-traitance et des chaînes logistiques éclatées.

Institut Avant-garde : Pouvez-vous définir succinctement ce qu’est l’exploitation et quel est son rôle dans la théorie marxienne ?

Ulysse Lojkine : Dans le livre — en m’inspirant de Marx, même si on ne trouve pas cette définition telle quelle sous sa plume —, je définis l’exploitation par deux critères : l’appropriation du travail d’autrui combinée à l’exercice d’un pouvoir, d’une contrainte sur le travailleur. C’est cette approche que je développe à travers une analyse des flux de travail d’une part, et des rapports de pouvoir économique de l’autre.

L’un des buts que se donne Marx est de démontrer que le capitalisme est un système d’exploitation ; que non seulement le capitalisme de son époque, mais toute économie capitaliste, en tant que telle, repose sur l’exploitation de certains agents ou groupes sociaux par d’autres.

Cette thèse relève d’un diagnostic macro-historique que l’on comprend mieux si on la met en perspective. Marx écrit dans une période d’abolition de formes antérieures d’exploitation, comme le servage ou l’esclavage, et le caractère provocateur de son analyse consiste à affirmer que l’exploitation est toujours là, que seule sa forme a changé. Elle prend une autre forme, mais repose toujours sur ce double caractère : l’appropriation du travail d’autrui et l’existence d’un rapport de pouvoir.

« Je définis l’exploitation par deux critères : l’appropriation du travail d’autrui combinée à l’exercice d’un pouvoir, d’une contrainte sur le travailleur. »

Justement, dans votre livre, vous soulignez la montée de nouvelles formes d’exploitation qui sont cette fois non-salariales : l’exploitation par le crédit, par la rente, par les plateformes. Est-ce que cela signifie que le salariat a cessé d’être la forme centrale de l’exploitation ?

Ulysse Lojkine : J’ai insisté, dans ma première réponse, sur une des ambitions du livre, qui est de défendre la théorie de l’exploitation de Marx. Mais il y a aussi une autre ambition, qui est d’infléchir, de transformer cette théorie.

Marx reconnaît plusieurs formes d’exploitation dans le capitalisme, mais il accorde une primauté, à la fois analytique et causale, à l’exploitation salariale. C’est une hiérarchie que l’on retrouve dans la structure même du Capital. Dans le livre I, là où le concept d’exploitation est introduit, et par ailleurs le seul que Marx ait publié de son vivant, il est uniquement question de l’exploitation salariale. Les autres formes, comme l’exploitation par le crédit ou par la rente, ne sont abordées que plus tard, dans les manuscrits qui seront ensuite édités par Engels pour former les livres II et III. Dans le système de Marx, ces autres formes sont pensées comme secondaires et subordonnées, n’étant possibles que sur la base de l’exploitation salariale. Cette hiérarchisation posait déjà une difficulté théorique à l’époque, mais devient d’autant plus problématique aujourd’hui, compte tenu du poids que ces formes d’exploitation non salariales ont pris dans l’économie contemporaine.

Je propose de renoncer à cette idée selon laquelle l’exploitation salariale serait la forme première, la forme dont toutes les autres découleraient. Analytiquement, il faut pluraliser le concept d’exploitation en accordant aux formes financière, rentière, commerciale le même statut qu’à la forme salariale. Cette inflexion analytique est importante dans l’analyse du capitalisme contemporain : pensez à l’importance de la dette dans la vie des ménages, en particulier la dette étudiante dans les pays anglo-saxons ; ou à celle de la rente immobilière, en particulier dans les grandes villes.

Cependant, attention ! Opérer cette pluralisation ne signifie en rien retirer son importance et sa spécificité au rapport salarial, encore moins suggérer que le salariat appartiendrait au passé. La grande majorité des travailleurs exploités sont salariés. Ce simple constat est décisif dans la perspective de construction d’un front social de contestation de l’exploitation, ce qui était, bien sûr, l’objectif de Marx.

Ce n’est pas le cas, ou beaucoup moins, pour d’autres formes d’exploitation. Prenons l’exemple du logement : en France, une bonne part des ménages sont locataires, mais la majorité est propriétaire, et, parmi ces derniers, une bonne part est en train de rembourser un crédit. Cette hétérogénéité matérielle rend plus difficile la constitution d’un front social unifié, d’autant plus que ces différences se corrèlent avec d’autres caractéristiques : les locataires ont des salaires plus faibles, sont plus jeunes, plus concentrés dans et autour des grandes villes, plus souvent immigrés.

« Ce qui soumet le salarié à l’exploitation en premier lieu, ce n’est pas le manque de concurrence, c’est qu’il ne possède pas de moyens de production ni de subsistance. »

La notion d’exploitation est fortement liée à celle de pouvoir. À ce propos, vous vous montrez critique des théories libertariennes et néo-classiques du pouvoir au profit d’une autre approche qui insiste sur la notion de pouvoir comme capacité à imposer ses préférences. Est-ce que cette définition-là nous permet de mieux rendre compte de l’exploitation ?

Ulysse Lojkine : Une chose que j’ai découverte au cours de ce travail, c’est qu’il existe chez les économistes et les philosophes plusieurs conceptions de l’exploitation, concurrentes à celle du marxisme — en particulier une conception libertarienne, et une néoclassique.

La conception néoclassique de l’exploitation m’a particulièrement interpelé, d’autant qu’elle continue d’être mobilisée par les économistes du travail aujourd’hui. Dans cette approche, on parle bien d’une exploitation du salarié par l’employeur, dans la mesure où ce dernier ne le rémunère pas à la hauteur de ce qu’il produit. Cela ressemble à Marx, mais ce n’est pas tout à fait la même logique : pour les néoclassiques, l’exploitation apparaît quand l’employeur détient un pouvoir de marché, ou en d’autres termes, lorsque la concurrence entre employeurs est imparfaite, entravée par des frictions, par des coûts d’ajustement pour les salariés, ce qui les empêche de faire jouer la concurrence en leur faveur. Dans ces situations, il est difficile pour le salarié de changer d’emploi et cela affecte son pouvoir de négociation ; la théorie prédit que l’employeur va tirer parti de cette situation pour lui verser un salaire inférieur à sa contribution, augmentant ainsi sa propre marge.

Cette théorie met bien en lumière les situations où le salarié est captif d’un employeur en particulier, et ses applications empiriques récentes ont bien montré que ces situations sont beaucoup plus répandues qu’on ne le croyait. Pour autant, cette conception ne se superpose pas à celle de Marx. Celui-ci a une ambition plus radicale : il ne dit pas que certains salariés sont exploités dans certaines conditions de marché, mais que tout salarié est exploité, indépendamment du degré de concurrence entre employeurs. C’est ce que je notais au début de notre entretien : le projet de Marx est de démontrer que l’existence même d’un marché capitaliste de l’emploi, où des propriétaires embauchent des travailleurs, engendre l’exploitation, structurellement, et pas de manière contingente.

Dans le livre, j’essaie de reconstituer ce débat entre ces deux paradigmes, néoclassique et marxiste, qui tendent parfois à s’ignorer mutuellement, pour défendre face à la conception néoclassique, avec des outils contemporains — c’est là qu’intervient l’idée de pouvoir comme capacité d’imposer ses préférences —, une intuition marxiste qui est au fond très simple : ce qui soumet le salarié à l’exploitation en premier lieu, ce n’est pas le manque de concurrence, c’est qu’il ne possède pas de moyens de production ni de subsistance. Il est donc obligé, pour consommer et produire, de se vendre à un employeur.

Vous mentionnez peu le concept d’aliénation. Est-ce que les transformations de l’exploitation que vous décrivez dans votre livre changent aussi la nature de l’aliénation ou du moins les rapports des travailleurs à leurs propres conditions ?

Ulysse Lojkine : Mon travail a porté sur la dimension matérielle et objective, non pas sur l’expérience vécue de l’exploitation. Mais il y a un point de jonction possible à travers l’idée, qui parcourt tout le livre, d’invisibilité de l’exploitation, et plus précisément de double invisibilité.

D’une part, l’exploitation est structurellement invisible dans le capitalisme. Contrairement au féodalisme ou à l’esclavage, où l’exploitation était visible, même si on ne la désignait pas comme telle, dans le capitalisme, elle est masquée. La forme du contrat de travail suggère un échange égal : un salaire contre une prestation de travail. Mais, comme ce salaire n’est pas exprimé en heures de travail, on ne voit pas que le salarié a donné plus de travail qu’il n’en a reçu en retour. Cette opacité empêche la conscience immédiate de l’exploitation. Marx propose — c’est en tout cas ainsi que je l’interprète — une comptabilité en travail pour révéler cette réalité cachée : c’est un outil de dévoilement, qui vise à rendre cette exploitation intelligible et visible pour l’analyse et en particulier pour les travailleurs eux-mêmes.

Mais il y a un deuxième niveau d’invisibilisation. Là où j’essaie d’apporter quelque chose, c’est en montrant comment cette invisibilité se complexifie aujourd’hui, notamment quand les formes d’exploitation deviennent indirectes. J’ai parlé tout à l’heure de la pluralisation des formes d’exploitation, mais cette pluralisation donne lieu aussi à des imbrications à plusieurs échelles.

Prenez la sous-traitance. L’employeur immédiat du salarié peut être un petit entrepreneur local, voire un membre de sa famille, quelqu’un en qui il peut se reconnaître ; mais ce n’est pas lui qui s’approprie le plus de profits. Plus haut dans la chaîne, on trouve le donneur d’ordre, souvent un grand groupe capitaliste dont la propriété est celle d’actionnaires et parfois de milliardaires — dans le livre, je cite le groupe Zara, propriété de l’homme le plus riche d’Espagne, ou encore le groupe Accor, qui met nombre de ses hôtels en franchise, hôtels qui sous-traitent à leur tour le nettoyage. Dans ces configurations, le salarié d’exécution n’a pas de lien direct avec ceux qui tirent les principaux bénéfices de son travail. Il n’est pas en relation non plus avec les autres travailleurs qui, comme lui, contribuent indirectement à l’activité de ces grandes entreprises. À la fois, l’exploiteur et les autres travailleurs avec qui il pourrait constituer un front commun sont exclus de son champ de vision.

Ce doublement de l’invisibilité produit, à mon avis, des effets subjectifs puissants : il devient difficile de penser en termes d’exploitation, non pas parce qu’il n’y a pas d’exploitation, mais parce que, diluée dans des circuits fragmentés, elle devient illisible.

On va aller vers les sujets de lien entre l’exploitation et les notions de coordination qui sont aussi importants dans le livre. Une des thèses centrales du livre est que le relatif succès du capitalisme est sa capacité à allier exploitation et coordination. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Ulysse Lojkine : Le capitalisme est un incroyable système de gestion des interdépendances à grande échelle. Il permet à chacun de travailler pour les autres, aux contributions individuelles, aussi fragmentées soient-elles, de s’articulent entre elles. Ce réseau de connexions économiques permet une forme de collaboration indirecte entre une multiplicité hétérogène de travailleurs dispersés à la surface du globe. C’est en ce sens que je parle du capitalisme comme d’un système de coordination.

Cette coordination est profondément asymétrique ; elle est indissociable de l’exploitation, non seulement entre capitalistes et travailleurs, mais aussi entre les travailleurs du Nord et ceux du Sud global. Il faut donc penser le capitalisme comme un système dual, de coordination et d’exploitation, qui non seulement se superposent, mais s’articulent, reposant sur les mêmes institutions de la propriété privée, des marchés, des réseaux de contrats et de l’entreprise hiérarchique.

« Ce doublement de l’invisibilité produit, à mon avis, des effets subjectifs puissants : il devient difficile de penser en termes d’exploitation, non pas parce qu’il n’y a pas d’exploitation, mais parce que, diluée dans des circuits fragmentés, elle devient illisible. »

Votre livre s’ouvre sur le cas des femmes de ménage et insiste sur la double invisibilité du travail exploité. Pourquoi avoir choisi cet exemple particulier ?

Ulysse Lojkine : Cet exemple illustre le phénomène selon lequel, de plus en plus, les profits et les travailleurs sont dans des entreprises distinctes. On observe que les profits se concentrent dans certaines entreprises, qui ne sont pas celles où l’on trouve la majorité des salariés, en particulier les salariés d’exécution ou peu qualifiés. Or, ce découplage constitue un aspect fondamental de l’exploitation aujourd’hui.

Cela marque une reconfiguration des rapports d’exploitation. Pensons de manière simplifiée au capitalisme fordiste d’il y a cinquante ans : la grande entreprise industrielle concentre à la fois les profits et l’emploi ouvrier. D’où la possibilité d’un rapport syndical ou politique direct entre exploiteurs et exploités. Aujourd’hui, les entreprises donneuses d’ordre ou rentières parviennent à s’approprier la valeur qui est produite dans toute l’économie. Les salariés, eux, ont souvent pour employeur un sous-traitant, une société d’intérim, un franchisé.

Je pense à l’externalisation de services comme le nettoyage, la restauration collective ou la sécurité, mais aussi aux chaînes de valeur industrielles mondiales. Le sociologue Gerald Davis a parlé à ce propos de « nikeification », parce que c’est une des caractéristiques de l’entreprise Nike qui, depuis sa création, n’a jamais produit les baskets ou les T-shirts qu’elle vend, n’a jamais possédé d’usines, ni eu des salariés ouvriers. Les salariés chez Nike sont des salariés de conception, ou de vente — mais du côté des magasins, c’est la franchise qui prend souvent le relais !

On observe donc aussi bien au niveau national qu’au niveau international cette fragmentation des rapports d’exploitation. C’est ce que j’ai essayé d’illustrer à travers cet exemple des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles. J’ajouterais aussi que c’est un exemple qui donne un peu d’espoir. Malgré la fragmentation que j’ai évoquée et la double invisibilisation qu’elle engendre, les grèves de femmes de ménage sous-traitées sont en réalité souvent victorieuses — cela a d’ailleurs aussi été le cas dans mon université, à Sciences Po, il y a quelques mois !

En suivant cette ligne-là, on peut se demander pourquoi le capitalisme a toujours intérêt à l’invisibilisation de l’exploitation. Ou plutôt, autrement dit : est-ce qu’on peut toujours concilier efficacité, coordination, et dilution de la responsabilité du fait de cette invisibilisation ?

Ulysse Lojkine : Une part de la sous-traitance, de services en particulier, relève certainement de stratégies délibérées d’exploitation, pour exclure les salariés des accords d’entreprise ou de branche, pour rendre plus difficile leur syndicalisation, etc.

Mais au-delà de ces stratégies délibérées, il y a aussi une part d’évolution structurelle des formes de production, sans doute liée à des changements technologiques : les technologies de l’information permettent plus facilement la coordination à grande distance, entre des unités juridiques distinctes, et cela a pu encourager cette fragmentation.

D’ailleurs, la sous-traitance n’est pas le seul mécanisme expliquant la séparation des profits et des effectifs salariés. Pensez aux plateformes. Uber Eats capte une marge sur tous les repas livrés, en se plaçant comme intermédiaire entre les restaurateurs et les clients ; la plateforme agrège ainsi une masse de profits qui, autrement, aurait été dispersée entre de nombreux restaurants. Même chose pour Amazon, lorsque la plateforme se place en intermédiaire entre les vendeurs — par exemple, les libraires — et les consommateurs.

Il y a quelque chose d’assez structurel dans le développement de ces structures, qui s’explique en partie par l’évolution technologique et pas seulement par des stratégies opportunistes. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas simplement décréter la fin de ces formes. Dans certains cas, comme celui des femmes de ménage, les grévistes revendiquent souvent l’internalisation, et celle-ci est sans doute envisageable. En revanche, dans le cas des plateformes d’intermédiation, on peine à concevoir une perspective du même ordre. On touche ici à quelque chose de structurel, où la fragmentation de l’exploitation s’ancre dans les modalités de la coordination, et où on ne peut changer l’une sans l’autre.

« On touche ici à quelque chose de structurel, où la fragmentation de l’exploitation s’ancre dans les modalités de la coordination, et où on ne peut changer l’une sans l’autre. »

Vous évoquez aussi, très brièvement, la question de l’exploitation au sein de la famille. Est-ce qu’on peut dire que cette forme d’exploitation constitue elle aussi un mode de coordination ?

Ulysse Lojkine : Oui, le passage du livre sur l’exploitation du travail domestique est assez bref, car je ne suis pas spécialiste du sujet. Je trouve votre question intéressante. Je dirais que la division patriarcale des tâches domestiques a elle aussi deux faces : d’une part, c’est une forme d’appropriation du travail de la femme par son conjoint ; d’autre part, c’est une modalité de gestion de la division des tâches, qui permet des effets de spécialisation, par exemple. On pourrait donc parler ici aussi d’un couplage entre exploitation et coordination ; mais les enjeux ne sont pas exactement les mêmes.

Ce qui est fascinant, et qui représente un vrai défi politique dans la coordination capitaliste, c’est sa capacité à relier et à gérer l’interdépendance entre des personnes très éloignées, qui ne se connaissent pas qui ne peuvent pas simplement se mettre autour d’une table et s’accorder. Pour gérer des interdépendances de ce type, on a besoin de règles relativement abstraites et flexibles.

À la fin du livre, je propose de distinguer coordination et coopération, en parlant de coordination pour les cas où les parties prenantes n’ont pas les mêmes fins, les mêmes buts, voire ne connaissent même pas les fins des autres, et n’ont pas leur mot à dire à leur sujet. Au contraire, je parle de coopération lorsqu’il existe un espace pour se mettre d’accord sur les fins poursuivies. Dans un couple, justement, c’est de coopération qu’il s’agit, plus que de coordination. La question, alors, devient : comment penser une coopération dans le couple sans exploitation ? Et l’enjeu n’est plus l’élaboration de règles abstraites et impersonnelles, mais le dépassement de cadres patriarcaux de perception, d’interprétation et d’identité qui entravent la mise en place d’une coopération égalitaire.

Comment cette exploitation dans le couple coexiste-t-elle avec l’exploitation capitaliste ?

Là encore, ce n’est pas mon domaine d’expertise, et je me contenterai donc de mentionner l’une des théoriciennes qui me paraissent les plus convaincantes à ce sujet, Christine Delphy. Elle insiste sur l’autonomie relative des différentes formes d’exploitation : ce n’est pas le capital qui exploite les femmes à travers les hommes, ce sont les hommes qui exploitent le travail domestique des femmes et qui en bénéficient ! Il existe bien sûr des interactions entre ces formes, de même qu’il existe des interactions entre le rapport salarial et le rapport de crédit, par exemple ; mais je pense qu’avant d’analyser ces interactions, et leurs possibles articulations politiques, on gagne analytiquement à penser en premier lieu la pluralité des formes d’exploitation.

Joan Robinson écrivait : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas l’être du tout. » Est-ce que votre message, c’est que l’exploitation serait nécessaire, que c’est la contrepartie d’une coordination efficace ?

Ulysse Lojkine : Joan Robinson force sans doute le trait, mais elle dit quelque chose d’important, qui recoupe la question de la coordination. Si la coordination est la gestion cohérente des interdépendances, alors les limites de la coordination sont dans ses incohérences, mais aussi dans les phénomènes d’exclusion, c’est-à-dire du maintien de certains à l’extérieur de cette interdépendance.

Politiquement, c’est important à un double titre. D’une part, j’insiste dans mon livre sur la performance du capitalisme en matière de coordination, et sur sa critique en termes d’exploitation. Mais la coordination capitaliste, si impressionnante soit-elle, peut à son tour être critiquée : elle a ses incohérences profondes sous la forme des crises, et ses effets massifs d’exclusion, au niveau national — le chômage — et mondial — les pays relégués aux marges de la division internationale du travail.

D’autre part, cela signifie que la perspective politique ne saurait être la substitution de l’exclusion à l’exploitation. Prenons un exemple qui touchera peut-être certains de vos lecteurs : le refus d’acheter des biens produits dans de mauvaises conditions. Bien sûr, on est réticent à participer, à permettre cette exploitation. Mais il faut aussi permettre à chacun de participer à la division mondiale du travail, à recevoir une part de notre travail en échange du sien. Donc, ce qu’il faut penser, ce sont des règles du jeu qui permettent une coordination sans exploitation ni exclusion, ni au niveau national ni au niveau international ; c’est en fonction de cet horizon qu’on peut poser la question de la stratégie pour aller dans cette direction, et c’est dans ce cadre qu’on peut recourir au boycott, comme un outil de transformation.

La dernière partie du livre explore des formes de coordination alternatives, notamment les droits sociaux, mais aussi les algorithmes. Est-ce qu’on peut imaginer des dispositifs algorithmiques réellement émancipateurs, dans un monde où il y a encore une propriété privée, et où il y a des inégalités d’information importantes ?

Ulysse Lojkine : Mais l’horizon esquissé dans ce chapitre est justement un monde où ces dispositifs juridiques, algorithmiques de coordination à grande échelle permettraient de se passer de la propriété privée lucrative, ou du moins de la marginaliser ! Donc, ce sont des systèmes où l’investissement serait socialisé, où on allouerait les ressources en fonction de ces règles, sans qu’il y ait un marché des capitaux. Les travailleurs, en fonction de leurs préférences et de leurs capacités, seraient assignés à des postes de travail dans leur propre intérêt, et dans l’intérêt général, sans passer par un marché de l’emploi. Ni les moyens de production ni les données nécessaires à ces opérations d’appariement ne seraient alors soumis à la propriété privée.

Par ailleurs, ces algorithmes doivent venir de quelque part, et le moment impersonnel, relativement dépolitisant, du fonctionnement des règles est donc indissociable du moment proprement démocratique de délibération sur les règles. Si c’est le cas, je ne pense pas que les algorithmes soient intrinsèquement aliénants, pour reprendre une catégorie que vous utilisiez tout à l’heure ; il est possible d’établir des règles transparentes, relativement bien connues et comprises de tous, qui permettent une coordination cohérente et égalitaire.

« L’horizon esquissé dans ce chapitre est un monde où ces dispositifs juridiques, algorithmiques de coordination à grande échelle permettraient de se passer de la propriété privée lucrative, ou du moins de la marginaliser. »

Comment est-ce que l’exploitation des personnes se rapproche de celle des ressources naturelles ? Autrement dit : est-ce qu’on retrouve aussi les fils invisibles du capital dans le dépassement des limites planétaires ?

Ulysse Lojkine : Le rapport des hommes à la nature et le rapport des hommes entre eux relèvent de logiques différentes et je préfère donc utiliser des catégories distinctes pour les analyser. Dans mon livre, je m’en tiens donc à l’exploitation comme rapport social. Mais cela n’empêche pas de prendre en compte la question écologique, car, justement, on peut considérer le réchauffement climatique comme un rapport social. Par la médiation de l’atmosphère, certains groupes sociaux agissent sur les conditions d’existence d’autres groupes sociaux. Je parle donc d’une forme de quasi-exploitation, qui ne passe pas par l’appropriation du travail, mais qui signifie que certains améliorent leurs conditions d’existence, typiquement, les générations présentes et passées du Nord global, grâce à une détérioration indirecte, elle aussi invisible, des conditions d’existences dans le Sud global.

Ici, il y a une invisibilité d’un rapport social, qui me paraît intéressante à mettre en parallèle, sans la confondre avec le rapport d’exploitation du travail ; leur point commun est la difficulté de l’imputation. Les émissions de carbone sont centralisées dans l’atmosphère, et leurs effets se redistribuent ensuite, de manière statistique qui plus est, vers les populations les plus vulnérables, sans qu’il soit possible d’imputer telle catastrophe à tel émetteur. Nous ne sommes pas capables de dire qu’une tempête, une inondation, un feu à tel endroit n’aurait pas eu lieu sans le réchauffement climatique, et encore moins de l’imputer à une source particulière d’émissions.
Mais, à nouveau, il est possible de surmonter cette invisibilité par la comptabilité, parce qu’au niveau agrégé, il est possible de recréer le lien entre quasi-exploiteurs et quasi-exploités climatiques. Et il est important de visibiliser ce lien pour le politiser.

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions.

Ulysse Lojkine est philosophe et économiste. Ses recherches portent sur les concepts d’exploitation et de pouvoir appliqués au capitalisme contemporain, ainsi que sur l’histoire des pensées marxiste et post-keynésienne. Son dernier ouvrage, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation (La Découverte, 2025), est sorti en avril 2025. 

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