Comme le montre la note La dette climatique, une ébauche de définition, l’étude de la dette climatique mène à se poser une question fondamentale : « Qu’est-ce qu’une dette ? ». Nul ne peut prétendre répondre à cette interrogation en quelques pages, mais de premiers éléments de réponse peuvent être apportés en réduisant la focale. Que nous apprend la confrontation de la notion de « dette financière » et de « dette climatique » ?
Que révèle l’utilisation spontanée du terme « dette climatique » ?
« La dette financière n’est pas notre seule dette. Nous devons aussi réduire notre dette climatique » a déclaré le ministre des comptes publics Thomas Cazenave lors de la passation de pouvoir. La mention de la « dette climatique » est de plus en plus courante dans le discours politique français. Si ce terme est spontanément utilisé alors que sa définition exacte reste encore incertaine, c’est parce que la transition climatique pose bien une question de dette, entendue selon son acception dans le langage courant.
En français, la dette est définie comme une « somme d’argent que l’on doit à quelqu’un à qui ou l’a empruntée », mais également comme « une obligation morale », par le « fait de se sentir lié à quelqu’un, à un groupe, par le devoir ». De prime abord, l’expression « dette climatique » semble davantage correspondre à ce deuxième sens : l’obligation morale serait d’éviter le réchauffement climatique, un lien nous unissant au reste de l’humanité et, plus généralement, à la faune et la flore[1]. Nous ne pouvons cependant assimiler directement la dette climatique à la dette dans son sens financier. Si toutes deux sont qualifiées de dettes car elles font référence à une obligation, elles présentent des différences importantes.
Dettes climatique et financière : différentes de la naissance à la mort
- La naissance
Tout d’abord, comment ces dettes se forment-elles ? Dans le cas de la dette financière, le créditeur prête une somme d’argent qui devra lui être restituée par son débiteur. Dans le cas de la dette climatique, le débiteur est généralement un pays ou une zone géographique (mais nous pourrions également envisager l’échelle de l’individu, d’une entreprise ou d’un secteur) qui, en émettant du CO2, a commis un dommage que subit son créditeur, « les générations futures » ou « le reste du monde ». Si nous tentons de traduire cela en termes financiers, la « propriété » de ces créditeurs est de « vivre dans un monde avec moins de réchauffement ». Cependant, l’identification de la responsabilité des dommages climatiques n’a rien d’une évidence ; elle pose des questions délicates de répartition. Gueret et al. (2018) ont souligné qu’il existait un continuum de méthodes de délimitation de cette responsabilité avec deux extrêmes : i) l’approche égalitariste qui « consiste à attribuer à chaque être humain le droit d’émettre la même quantité de dioxyde de carbone » et ii) de grandfathering qui « distribue le budget carbone mondial en utilisant les ratios d’émissions actuels ».
Ensuite, quel est l’ « acte » de naissance de ces dettes ? La dette financière naît d’un contrat entre un créditeur qui possède un capital et débiteur qui emprunte. Le débiteur s’engage à effectuer un remboursement à une certaine échéance. Dans le cas de la dette climatique, il n’y avait jusqu’alors pas de contrat pré établi au sens juridique du terme, mais un contrat implicite, à la dimension morale. Cependant, récemment, un règlement européen sur le climat a fait de la réalisation de l’objectif de l’Union Européenne consistant à réduire les émissions d’au moins 55 % par rapport à 1990 d’ici à 2030 « dans tous les secteurs de l’économie et dans l’ensemble de l’Union » une obligation légale. Ce règlement se fonde sur les articles 191 et 192 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. L’article 191 fixe les objectifs environnementaux et « vise un niveau de protection élevé ». L’article 192 spécifie que « Le Parlement européen et le Conseil (…) décident des actions à entreprendre par l’Union en vue de réaliser les objectifs visés à l’article 191 » et « les États membres assurent le financement et l’exécution de la politique en matière d’environnement ».
- La vie
La temporalité des dettes financière et climatique diffère grandement, leur référentiel et la manière dont elles s’étendent dans le temps. Quelle est la raison d’existence de ces dettes ? Dans le cas de la dette financière, il s’agit d’un prêt, nécessairement antérieure à l’existence de la dette. Le référentiel de la dette climatique peut également être antérieur : c’est l’approche originelle de la dette écologique ou climatique adoptée par les ONG dans les années 90. Dans ce cas, la dette exprime une véritable nécessité de « réparation », tenant compte d’un dommage passé. Mais, dans la plupart des cas, la dette climatique se réfère aujourd’hui à une nécessité de réduire des émissions futures, pour éviter par exemple un réchauffement de 1,5 degré. La dette climatique fait donc référence à un dommage futur probable.
La réduction de la dette climatique pose également une question de temporalité. Cette dette ne peut pas être réduite en une seule fois, elle implique une série d’investissements futurs pour transformer l’économie. Ceux-ci s’étendent dans le temps et leur effet n’est pas nécessairement immédiat. L’ampleur, ainsi que la temporalité de l’effet de ces investissements sur les émissions, sont incertains. Le volume de l’effort qui doit être fourni est bien du domaine des probabilités : le GIEC évalue la probabilité de limiter le réchauffement à moins 1,5 degré si l’on émet moins de 500 Gt de CO2 d’ici là à 50 %[2].
- La mort
Enfin, qu’est-ce que la « mort » de la dette climatique, c’est-à-dire son règlement ? La définition est évidente dans le cas de la dette financière : elle peut être remboursée, restructurée ; les agents peuvent faire défaut. Dans le cas de la dette climatique, cela dépend de la définition qui lui est donnée. Elle ne représentera pas la même chose en fonction de la définition du coût social du carbone choisi (voir la note de l’Institut sur le sujet).
Dans un cas, la dette climatique exprime les conséquences si le dommage se matérialise : les pertes économiques et de bien-être liées à l’inaction. Par exemple, des inondations et des incendies à répétition mèneraient à une destruction de richesse (au sens large). Cette définition se rapproche d’une dette financière[3], mais qui ne se serait pas encore matérialisée. La réduction de la dette climatique reviendrait à faire en sorte que ces pertes ne se matérialisent jamais.
Mais que signifierait « faire défaut » sur la dette climatique ? Contrairement à la dette financière, on ne peut pas faire défaut ou restructurer la dette climatique. Dans le cas de la dette financière, la dette est un passif qui correspond à un actif détenu dans d’autres bilans à l’instant t. Elle peut donc faire l’objet d’une négociation. La dette climatique, elle, est un passif sans actif existant à l’instant t. Si elle s’accumule, elle sera finalement remboursée à échéance, c’est-à-dire quand un certain réchauffement aura eu lieu : nous payerons les pertes économiques et de bien-être. Il n’y aura pas de négociation possible.
Dans le deuxième cas, la dette climatique représente les moyens qu’il faut encore mettre en œuvre pour éviter le dommage : le cumul des investissements supplémentaires nécessaires pour atteindre la neutralité carbone à un certain horizon. Dans ce cas, pour réduire la dette climatique, il faudra effectuer ces investissements de mitigation. Rembourser la dette reviendrait alors à effectuer les investissements d’adaptation à échéance.
Quel est donc le lien entre la dette climatique et financière ? Ces investissements significatifs nécessaires pour effectuer la transition[4] seront financés en partie par une hausse de la dette financière. Par conséquent, ces dettes auraient une relation négative. Cette considération permet d’éclairer la phrase de Thomas Cazenave selon qui « La dette portant sur la rénovation énergétique est une bonne dette ». Implicitement, il considère que la « bonne » dette financière est celle qui permet de réduire une autre dette, climatique[5].
Toutefois, si ces dettes sont si différentes, pourquoi est-il pertinent de traduire la dette écologique dans la même unité que la dette financière ? Pourquoi s’évertuer à les comparer ?
Est dette ce qui est comptabilisé comme dette : la force normative des mesures de la dette
Selon l’économiste politique Peter A. Hall (1993), les changements de politique économique peuvent être de trois ordres :
- Ordre 1 : un réglage des instruments de politique économique déjà en place ;
- Ordre 2 : une évolution des techniques et des instruments ;
- Ordre 3 : un véritable changement de paradigme au sens Kuhnien du terme, c’est-à-dire une remise en question des objectifs primordiaux qui guident les politiques économiques.
Nous assistons actuellement à un changement de troisième ordre, car les objectifs de politique économique traditionnels ne peuvent plus être simplement de maintenir la stabilité de prix, de promouvoir la croissance ou encore de réduire le chômage. Ils doivent respecter un autre objectif : éviter le réchauffement climatique.
Or, comme l’a montré une littérature extensive sur le sujet, l’évolution des objectifs économiques va de pair avec une évolution des mesures de l’économie. Les chiffres possèdent une dimension politique et ont un impact important sur les décisions économiques. Dans La politique des grands nombres (1993), Alain Desrosières a mis en évidence le rôle des choix statistiques dans la prise de décision politique, en contestant l’idée selon laquelle ce sont des outils objectifs et apolitiques. D’autres travaux peuvent être évoqués comme ceux de Stephen Stigler (1990) sur l’histoire des statistiques, ou de Thomas Angeletti (2011) sur les modèles économiques développés par l’INSEE à la fin des années 1960 dans le cadre de la planification.
Concernant la dette, Éric Monnet et Blaise Truong-Loï (2020) ont montré que l’évolution de la comptabilité de la dette publique avait été liée historiquement à des changements de modèles économiques plus profonds. Ils ont mis en évidence l’existence de plusieurs manières historiques de mesurer la dette et selon eux, « le passage d’un ratio de soutenabilité à un autre, ou le fait de raisonner en chiffres bruts plutôt qu’en chiffres nets posent avant tout des questions très politiques ». En substance, les indicateurs et les modes de gestion de la dette publique évoluent de concert.
Plus précisément, ils ont identifié plusieurs idéaux types, qui révélaient différentes visions de l’économie. La vision financière, par exemple, dominante actuellement, met l’accent sur la dette échangée sur un marché secondaire, et appréhendée selon la perspective d’un investisseur. La vision « circuitiste », prédominante de la Deuxième Guerre mondiale aux années 1960, se concentrait sur le lien entre les différentes institutions, en raisonnant en termes d’actif et de passif national pour évaluer le rôle de l’État dans l’économie. Elle était caractéristique d’une économie dans laquelle le rôle de l’État dans le financement de l’économie était élevé, la frontière entre le secteur public et privé floue, et une part importante de la dette publique se faisait hors marché. À l’époque, il était difficile d’évaluer la dette publique totale et ce nombre n’était pas brandi dans les débats.
L’économie de la transition a donc besoin de nouvelles mesures pour réaliser l’objectif de décarbonation. Mais pourquoi choisir spécifiquement le concept de dette ? David Graeber (2013) a critiqué la notion de dette dans son sens financier. La dette aurait réduit notre obligation morale à une transaction financière, quantifiable et transférable. La monnaie en aurait fait une question d’arithmétique impersonnelle. En étudiant 5000 ans d’histoire, il a mis en exergue les problèmes liés à la dette, mais également… sa force de coercition. Ce concept ne pourrait-il alors pas cette fois-ci être utilisé à une fin différente ? La transition.
La dette est résolument imprégnée d’une dimension morale ; le champ lexical utilisé pour évoquer les règles budgétaires européennes est qu’il existerait des pays qui seraient des « bons » ou des « mauvais » élèves de l’Europe ; il faudrait « combattre » la dette, c’est une question essentielle de « crédibilité ». Puisque la question de la transition est bien celle du devoir, l’introduction de la dette climatique ne pourrait-elle renverser certains narratifs classiques ? En considérant la dette climatique et pas seulement financière, qui seraient les nouveaux « bons » et « mauvais » élèves ?
Clara Leonard
Notes
[1] En allemand, comme dans d’autres langues, la notion de dette est teintée d’une dimension supplémentaire ; « Schuld » signifie à la fois « dette » et « culpabilité », ou même « faute ».
[2] IPCC, 2023, Climate Change 2023: Synthesis Report. Contribution of Working Groups I, II and III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change.
[3] Partiellement car elle inclut les pertes de bien être non monétarisées.
[4] Selon les estimations du rapport de Jean Pisani-Ferry – Selma Mahfouz (2023), Les incidences économiques de l’action pour le climat, le financement de la transition climatique représenterait un surcroît d’investissement de l’ordre de 2,3 % du PIB par an en France (66 milliards d’euros), et autour de 3 % en Europe (475 milliards). D’après cette même étude, les États devront financer au moins la moitié de ces investissements.
[5] Cette relation étant négative, les règles européennes actuelles sont problématiques. Comme évoqué, réduire les émissions est une obligation légale, mais les règles budgétaires européennes actuelles contraignent également les États membres à réduire leurs déficits budgétaires. Dans la proposition de réforme de ces règles de la Commission européenne, effectuer des dépenses de transition ne permet que d’allonger de trois ans la période d’ajustement budgétaire (celle-ci passant de quatre à sept ans), et ces dépenses doivent également soutenir la croissance.
Références
Adeline Gueret, Paul Malliet, Aurélien Saussay et Xavier Timbeau, Une évaluation exploratoire de la dette climatique, Policy Brief de l’OFCE, n°44, décembre 2018
David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, 2013
Thomas Angeletti, Faire la réalité ou s’y faire ? La modélisation et les déplacements de la politique économique au tournant des années 1970, Politix, 2011/3 (n° 95), p. 47-72.
Stephen M. Stigler, The History of Statistics – The Measurement of Uncertainty Before 1900, Harvard University Press, 1990, 432 p.
Alain Desrosières, La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique, La Découverte, 1993.
Eric Monnet, Blaise Truong-Loï. “The History and Politics of Public Debt Accounting”. Nicolas Barreyre; Nicolas Delalande. A World of Public Debts, Palgrave Macmillan, pp.480 – 511, 2020, p. 495.
Peter A. Hall, Policy Paradigms, Social Learning, and the State: The Case of Economic Policymaking in
Britain, Comparative Politics, Vol. 25, No. 3 (Apr., 1993), pp. 275-296