Par 10h45 La lanterne

Le frein à l’endettement – la politique budgétaire allemande dans le fossé ?

Le 15 novembre 2023, à 10h00, un séisme budgétaire a secoué l’Allemagne. La Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a annulé 60 milliards d’euros de crédits budgétaires pour la décarbonation et la transformation de l’économie, créant ainsi un énorme trou dans les plans budgétaires du gouvernement. La décision de la Cour remet en cause la gestion allemande des finances publiques. La cause réside dans une particularité bien allemande : un « frein à l’endettement » ancré dans la Constitution.

Dans cet article, nous examinons les effets du « frein à l’endettement » sur la politique économique allemande, y compris ses effets de second ordre, tels que le sous-investissement et les stratégies de contournement budgétaire. À la suite des décisions judiciaires récentes, nous décrivons ensuite les réformes possibles.

De la théorie à la Constitution

Au printemps 2009, la coalition gouvernementale allemande a inscrit dans la Constitution une règle limitant la croissance de la dette publique, le fameux « frein à l’endettement ». Cet avènement a été célébré à l’époque comme un succès de la rigueur budgétaire. Dans les années 2000, la dette publique allemande a fortement augmenté, poussée par les coûts hérités de la réunification et un chômage élevé. De plus, la crise financière a conduit à des nationalisations coûteuses de banques telles que Hypo Real Estate. Dans ce contexte, le « frein à l’endettement » devait garantir une politique budgétaire responsable et servir de remède à une dette publique explosive.

Le « frein à l’endettement » fixe une limite supérieure à la création de nouvelles dettes chaque année. Plus précisément, il limite le nouvel endettement net structurel du gouvernement fédéral à 0,35 % du produit intérieur brut (PIB), ce qui correspondait à environ 13,5 milliards d’euros en 2022. Pour les Länder, cette limite est même de zéro, rendant le financement par la dette impossible. La prise en compte du déficit structurel signifie que la limite est variable. Dans les années où la conjoncture est mauvaise, il est permis de contracter plus de dettes pour stimuler l’économie. Dans les années où l’économie est bonne, il faut au contraire économiser davantage. Cependant, le calcul exact de cette composante conjoncturelle est controversé.

La limite que représente le « frein à l’endettement » en Allemagne est plus stricte que les limites des règles budgétaires européennes. Selon les critères de Maastricht, qui s’appliquent dans l’Union européenne (UE) depuis 1992, les États doivent viser un ratio de dette maximal de 60 % du PIB et borner le déficit à 3 % du PIB. Dans les règles budgétaires de l’UE, il y a également depuis 2005 une limite du déficit structurel. Il ne doit pas dépasser les objectifs budgétaires à moyen terme spécifiques à chaque pays qui sont plafonnés à 0,5 % du PIB pour les États de l’Union économique et monétaire. L’utilisation du déficit structurel est également critiquée dans les règles européennes. La création du « frein à l’endettement » en 2009 permettait alors de suivre les règles budgétaires de l’UE mais aussi, en étant plus ambitieux, de jouer un rôle d’exemple vis-à-vis des autres États membres.

Impacts de la discipline budgétaire stricte

Après l’introduction du « frein à l’endettement », l’Allemagne a enregistré des surplus budgétaires et une baisse du ratio de la dette publique. Le côté gauche du Graphique 1 montre clairement que la tendance au nouvel endettement en France et dans la moyenne de l’UE était similaire, mais que l’Allemagne, depuis la première application du « frein » en 2011 [1] jusqu’à la pandémie de Covid, a enregistré un surplus budgétaire. En même temps, le ratio de la dette publique est passé de près de 80 % du PIB en 2011 à moins de 60 % du PIB en 2019 (côté droit du Graphique 1). Dans l’UE, le ratio de la dette est resté inchangé pendant la même période, tandis qu’il augmentait en France. De 2020 à 2022, le frein à la dette a été suspendu en raison des effets de la pandémie et de la guerre en Ukraine, afin de soutenir l’économie en crise.

Graphique 1 – Solde public en Allemagne, en France et dans l’UE

Note : Mis en forme par l’auteur.
Source : Eurostat.

Graphique 2 – Ratio de la dette publique en Allemagne, en France et dans l’UE

Note : Mis en forme par l’auteur.
Source : Eurostat.

À première vue, le « frein à l’endettement » semble donc avoir atteint son objectif. Cependant, un examen plus approfondi révèle deux éléments importants. Tout d’abord, le « frein à l’endettement » suppose qu’une politique budgétaire responsable signifie forcément réduire l’endettement public. Mais paradoxalement, réduire le niveau de la dette et assurer sa soutenabilité ne sont pas forcément synonyme à court terme, comme décrit dans la note « Le coyote et la boule de neige ». À une époque où la soutenabilité de la dette en Europe était intensément débattue, l’Allemagne a voulu montrer l’exemple. Les investissements dans les infrastructures, le climat, l’éducation et la défense ont alors été négligés. Le pays est maintenant confronté à des problèmes de croissance et de compétitivité, remettant en question la pertinence de la stratégie du « frein à l’endettement ».

De plus, la restriction de l’endettement dans le budget régulier a conduit différents gouvernements à recourir à des stratégies de contournement pour mettre en œuvre leurs projets. La coalition actuelle a décidé de profiter de la suspension temporaire du « frein à l’endettement » pour emprunter une grande somme d’argent, la placer dans des fonds spéciaux et la dépenser sur plusieurs années après. Le « frein à l’endettement » est ainsi formellement respecté, mais en réalité, beaucoup plus de dettes sont ainsi contractées que ce qu’il aurait dû être possible. Au niveau fédéral, il y a maintenant 29 fonds spéciaux. C’est cette approche qui vient d’être déclarée inconstitutionnelle dans le jugement de la Cour constitutionnelle.

Perspectives et options de réforme

La décision de la Cour constitutionnelle a donc invalidé une grande partie de la politique budgétaire de la coalition gouvernementale. Il a été déterminé que si des dettes supplémentaires sont contractées en cas d’urgence, elles doivent être directement liées à cette urgence et dépensées dans la même année. La décision de Karlsruhe concerne donc non seulement les 60 milliards d’euros du fonds spécial pour la transformation de l’économie et le climat, mais aussi les financements qui plafonnent les prix de l’énergie ainsi que divers fonds spéciaux pour la transformation de certains Länder. De nombreux projets de décarbonation de l’économie et les subventions industrielles sont désormais menacés de ne pas être financés.

À court terme, le gouvernement prévoit de suspendre à nouveau le « frein à l’endettement » en 2023, au regard des prix élevés de l’énergie, pour combler le trou dans le budget. La grande question reste cependant ce qui se passera les années suivantes. Les temps ont changé, au lieu d’une crise financière et de la dette publique, il y a une guerre en Europe et les effets de la crise climatique se font de plus en plus sentir. Les besoins en investissements face à ces crises qui s’intensifient sont immenses mais non temporaires.

Il devient de plus en plus évident qu’une règle de dette aussi stricte n’est plus adaptée. Le problème étant que l’abolition du « frein à l’endettement » nécessite une modification de la Constitution, et donc une majorité des deux tiers au Parlement, ce qui semble politiquement inatteignable pour le moment. Si l’on veut effectuer les investissements nécessaires dans la protection du climat et éviter des réductions massives des dépenses sociales ou des hausses d’impôts, il serait possible d’inscrire un fonds spécial pour le climat directement dans la Constitution [2]. Cela soulève cependant la question fondamentale de ce qui doit être régi par la Constitution. Le cas de l’Allemagne montre comment, soudainement, des juristes, plutôt que des économistes, peuvent se mettre à déterminer la politique budgétaire.

À long terme, une réforme du « frein à l’endettement » est au centre du débat pour mettre en œuvre la transformation prévue de l’économie. De nombreuses options sont discutées, y compris l’introduction d’une règle d’investissement verte. Notre partenaire du European Macro Policy Network, Dezernat Zukunft, propose de moderniser le calcul de la composante conjoncturelle, ce qui serait juridiquement plus simple et créerait un espace fiscal supplémentaire. Alors que les discussions animées se poursuivront certainement dans les semaines et les mois à venir, il reste à noter pour l’instant : l’Allemagne a bien un problème de dette publique mais il est de nature juridique, et non économique.

Jonas Kaiser

Image : Vassily Kandinsky, Gelb-Rot-Blau, 1925.

Notes

[1] Depuis 2016, un budget équilibré est obligatoire pour le gouvernement fédéral, et pour les États fédérés depuis 2020.

[2] Cette approche a été choisie, par exemple, pour le fonds de 100 milliards d’euros destiné à l’armée après le début de la guerre en Ukraine.

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