Par 15h02 La lanterne

C’est un peu fort de soutenabilité ?

Dans un monde confronté à des défis environnementaux sans précédent, la question de la définition de la notion de soutenabilité se pose avec acuité. Cette interrogation n’est pas simplement théorique, car la réponse donnée détermine notre interaction avec l’environnement et finalement les mesures politiques considérées efficaces pour atteindre un développement soutenable.

Cette note étudie les concepts de soutenabilité environnementale « faible » et « forte », qui sont liés à la substituabilité du capital produit et naturel, et ont une relation intrinsèquement sous tension. Ce débat présente une forte ressemblance avec la controverse des deux Cambridge des années 60 et ses conséquences touchent à des questions philosophiques et éthiques sur notre responsabilité envers les générations futures.

La dette climatique (définie dans cette note) peut être intégrée dans les logiques d’une soutenabilité faible ou forte. Une conclusion aussi claire qu’inquiétante se dessine : notre trajectoire actuelle n’est pas soutenable, quelle que soit la perspective adoptée.

Soutenabilité faible et forte

La différence clé entre les soutenabilités faible et forte réside dans la substituabilité entre capital produit et naturel. Le capital produit se réfère à tout ce qui est créé par les humains d’une manière ou d’une autre. Cela inclut le capital physique comme les routes, les ponts et les objets manufacturés, mais aussi le capital humain comme le travail ou le savoir. Le capital naturel englobe les ressources naturelles de la Terre, comme les combustibles fossiles ou les métaux, et les services écologiques, comme, la biodiversité, ou la capacité d’une forêt à absorber du dioxyde de carbone. Contrairement au capital produit, fabriqué par l’Homme, les ressources naturelles sont le plus souvent non-renouvelables [1] ; les systèmes écologiques ont des seuils au-delà desquelles elles ne peuvent plus assurer leurs fonctions.

Les questions sur la nature et l’interchangeabilité de ces formes de capital sont au cœur du débat entre la soutenabilité faible et forte. La soutenabilité faible, dans sa forme extrême, suppose que capital produit et naturel sont parfaitement substituables. Cette perspective suggère que l’épuisement du capital naturel peut être compensé par des augmentations du capital produit (notamment via l’innovation technologique). À l’inverse, dans la logique de la soutenabilité forte, capital produit et naturel sont complémentaires [2], mais ne sont généralement pas interchangeables. La raison de cette fongibilité limitée est la valeur unique, souvent irremplaçable, accordée au capital naturel, en reconnaissant que certaines fonctions écologiques et ressources ne peuvent être reproduites ou remplacées par le capital produit par l’Homme.

La définition de la soutenabilité influe sur notre réponse à une question essentielle : un certain développement peut-il être considéré comme soutenable ? Selon le rapport Brundtland de 1987 des Nations Unies, le développement soutenable est atteint lorsque la satisfaction des besoins de la génération actuelle ne compromet pas la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. Cette notion peut être soutenue à la fois d’un point de vue de soutenabilité faible et forte, bien que leurs opérationnalisations divergent considérablement. Dans un cadre de soutenabilité faible, les capitaux produit et naturel peuvent facilement être agrégés et mesurés avec un unique indicateur monétaire. Tant que ce stock de capital global ne diminue pas, la soutenabilité est atteinte (Blanchet & Fleurbaey, 2020). Ces efforts d’agrégation se manifestent dans des mesures telles que l’« épargne nette ajustée » de la Banque mondiale ou la « richesse inclusive » des Nations Unies.

L’idée de la soutenabilité forte, à l’inverse, s’oppose à l’idée que les capitaux produit et naturel puissent simplement être agrégés en raison de leur nature différente. Les deux formes de capital doivent être considérées indépendamment, chacune dans sa propre dimension. Par conséquent, une multitude d’indicateurs de soutenabilité est nécessaire pour mesurer chacun de manière appropriée [3]. La littérature académique décrit souvent un stock de « capital naturel critique », qui doit toujours être préservé, car les conséquences négatives d’une surexploitation seraient irréversibles (par exemple, Blanchet & Fleurbaey (2020), Surun (2023)).

Les origines des différentes conceptualisations de la soutenabilité résident dans la compréhension de la croissance et de l’équité intergénérationnelle. Au début des années 1970, le Club de Rome a commandé un rapport pour explorer les conséquences à long terme de la croissance économique et démographique exponentielle sur les écosystèmes de la Terre et les ressources finies. Le rapport The Limits to Growth a conclu que la croissance économique et démographique non contrôlée conduirait finalement à des crises environnementales et une déplétion trop importante des ressources. Il y a des conséquences importantes pour la mesure de la soutenabilité, car cela suggère la nécessité de mesures au-delà des indicateurs économiques traditionnels comme le PIB.

En réponse, plusieurs économistes comme Robert Solow (1974) et John Hartwick (1978) ont tenté d’intégrer les ressources épuisables et l’équité intergénérationnelle dans les modèles néoclassiques de maximisation du bien-être. En permettant que les ressources non renouvelables soient substituées par du capital produit et en définissant l’équité intergénérationnelle par un stock de capital agrégé non décroissant, aucune limite à la croissance ne se produit [4]. Les générations futures peuvent simplement être compensées pour la perte de capital naturel avec du capital produit. Cela a donné naissance à la notion de soutenabilité faible, caractérisée par des contraintes relativement souples imposées à l’activité économique pour s’aligner sur le développement durable (Vivien, 2009).

Déjà vu ? La controverse des deux Cambridge

Le discours entre les soutenabilités faible et forte reflète, à bien des égards, un débat intellectuel marquant, qui s’est déroulé dans les années 1960 : la controverse des deux Cambridge. Cette controverse portait également sur la définition et la mesure du capital. La localisation des protagonistes au MIT à Cambridge, Massachusetts (notamment Robert Solow et Paul Samuelson) et à l’Université de Cambridge au Royaume-Uni (notamment Joan Robinson et Piero Sraffa) a donné son nom à cette controverse. Au cœur de celle-ci, il y avait un débat sur le fait de savoir si le capital pouvait être considéré comme une entité homogène, mesurable en termes monétaires, comme le soutenaient les économistes néoclassiques aux États-Unis, ou une collection hétérogène d’actifs physiques avec des caractéristiques uniques et une substituabilité limitée, comme l’affirmait le camp postkeynésien au Royaume-Uni.

Pottier (2014) montre que, selon la vision britannique, liée à la perspective de soutenabilité forte, le capital est à la fois un montant monétaire à investir et une collection de biens hétérogènes (par exemple, des machines, des camions, des stylos). Ainsi, il n’a pas d’unité naturelle et il n’est pas logique de parler d’une unité de capital agrégée dans une seule valeur ou mesure d’utilité [5]. À l’inverse, la soutenabilité faible, tout comme la vision de Cambridge aux États-Unis, suggère une vision plus interchangeable du capital. Elle postule que les acteurs distribuent librement et efficacement leurs ressources entre différents actifs physiques ou monétaires, ce qui permet de les agréger en une mesure uniforme.

Malgré la nature non résolue du débat jusqu’à aujourd’hui, l’approche néoclassique américaine prévaut dans la pensée et la politique économique. La controverse des deux Cambridge établit un précédent historique possible pour le débat sur la soutenabilité, où, malgré des problèmes conceptuels non résolus, l’approche simple et agrégée de la soutenabilité faible est devenue influente dans des applications réelles comme la finance verte et les debt-for-nature swaps [6]. C’est un rappel important : il ne faut pas oublier les questions fondamentales sur la manière dont la croissance économique et l’environnement sont liés, sur ce que nous entendons par équité intergénérationnelle et, en fin de compte, sur la manière dont nous conceptualisons la soutenabilité.

Le changement climatique dans le cadre de la soutenabilité

Dans le contexte du changement climatique, suivre une approche de soutenabilité faible ou forte conduit à des conclusions politiques très différentes. La perspective de la soutenabilité faible considère le changement climatique comme une externalité qui devrait être internalisée dans les cadres de prise de décision économique, typiquement à travers une analyse coût-bénéfice qui pèse les coûts et les avantages des impacts du changement climatique par rapport à ceux des efforts d’atténuation (Vivien, 2009). Un exemple est le modèle DICE de William Nordhaus, qui détermine le niveau optimal de pollution, basé sur une analyse économique, qui suppose une connaissance complète des dommages du changement climatique et des préférences des acteurs économiques. Les effets ou conséquences inconnus ou qui ne peuvent être modélisés ne sont pas pris en compte.

En revanche, la perspective de la soutenabilité forte reconnait que les connaissances scientifiques sur la nature exacte, la causalité et les conséquences potentielles de phénomènes complexes comme le changement climatique sont limitées. L’incapacité de la science à fournir une réponse claire exige une approche prudente en ce qui concerne les limites environnementales. Olivier Godard (1993) a décrit de telles situations avec des pouvoirs décisionnels limités comme « univers controversé ». Une politique publique responsable devrait par conséquent limiter autant que possible l’impact sur le capital naturel afin de préserver les options pour les générations futures (France Stratégie, 2022).

Introduire la notion de dette climatique montre toutefois que nous sommes sur un chemin non soutenable, quelle que soit l’approche de la soutenabilité. Dans des notes précédentes, nous avons décrit le concept de dette climatique. La notion centrale est que tout surplus d’émissions par rapport à un certain budget d’émissions aura un bénéfice économique immédiat, mais un coût climatique et économique dans le futur (plus de réchauffement). Utiliser un budget carbone exogène basé par exemple sur l’objectif de 1,5 °C du GIEC s’aligne avec l’idée d’un seuil de « capital naturel critique » et ainsi avec une soutenabilité forte. Si les émissions réelles dépassent le budget, cela implique une exploitation non soutenable du capital naturel au détriment des générations futures. Une dette climatique permet de quantifier ces coûts en quantités physiques (Mt CO2 eq) ou même en termes monétaires via un prix du carbone. Jusqu’ici, la dette climatique est liée à une idée de soutenabilité forte, mais en l’agrégant avec d’autres types de capitaux, elle peut être intégrée dans des configurations de soutenabilité faible.

Dans leur approche de la dette climatique basée sur un modèle macro-environnementale, Germain & Lellouch (2020) intègrent leurs estimations d’une dette climatique dans l’indicateur de « richesse inclusive » des Nations Unies. L’impact est substantiel. Au lieu d’augmenter de manière monotone, la « richesse inclusive » en France et dans le monde a constamment diminué depuis 1990 (Graphique 1). Ainsi, la dette climatique est compatible avec une vision de la soutenabilité forte, mais peut également être intégrée dans des analyses de soutenabilité faible. Notons néanmoins le message alarmant qu’illustre la notion de dette climatique dans un cadre de soutenabilité faible : même si le coût des émissions peut être compensé par des avantages économiques, notre développement actuel est non soutenable.

Graphique 1 – Richesse par habitant nationale et mondiale intégrant la dette climatique
(en euros par habitant)

Source : Germain & Lellouch (2020).

Jonas Kaiser

Notes

[1] Au moins aux échelles de temps qui intéressent les Hommes.

[2] Par exemple, l’énergie pour l’électricité n’est pas créée, mais transformée à travers des processus techniques (Vivien, 2009).

[3] Ces conceptions divergentes sur les limites de la croissance et la multitude d’indicateurs de soutenabilité ont conduit au développement de deux champs de recherche distincts : l’économie écologique est un domaine interdisciplinaire qui se concentre sur la valeur intrinsèque et les limites du capital naturel, en s’appuyant sur des indicateurs multidimensionnels pour évaluer la soutenabilité. L’économie de l’environnement tente d’évaluer la valeur économique de l’environnement en termes monétaires. Alors que l’économie de l’environnement vise à intégrer les objets naturels dans le cadre économique, l’économie écologique cherche à adapter l’économie aux régulations de la biosphère (Funtowicz & Ravetz, 1993).

[4] Notamment, Robert Solow a soutenu que la production répond davantage aux changements dans le capital produit qu’aux changements dans les ressources naturelles épuisables (ou l’élasticité du capital produit est plus grande que l’élasticité des ressources épuisables par rapport à la production). De plus, il est relativement facile de remplacer les ressources naturelles par le capital produit (comme les machines ou la technologie), car cette capacité de remplacement (ou élasticité de substitution) est au moins égale à un. Cela implique que, dans l’économie, on peut compenser la perte de ressources naturelles en augmentant l’investissement dans le capital humain ou technologique. Ils ne constituent donc pas une limite à la croissance. Il a illustré les implications dans un essai en déclarant que « la soutenabilité n’exige pas qu’une espèce particulière de hibou ou une espèce particulière de poisson ou une parcelle particulière de forêt soit préservée », car « nous ne devons pas à l’avenir une chose en particulier ».

[5] Dans le contexte de la fonction de production, qui était un élément clé dans la controverse, cela implique que l’agrégation de tels actifs divers ne peut ni avoir une productivité marginale ni un taux de rendement égal.

[6] Dans ces deux cas, le capital naturel est quantifié et les signaux de prix influencent une solution basée sur le marché. Cette approche implique que la perte d’un arbre, par exemple, peut simplement être compensée par la plantation d’un autre, illustrant le principe de la soutenabilité faible où la nature est évaluée et échangée comme un bien économique.

Image : Henri RousseauLa Scierie de Bièvres, vers 1909, huile sur toile, 41 33 cm.

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