Par 12h32 Mouvements

La transition climatique : une thérapie de choc sur le marché du travail ?

Quelles sont les conséquences des politiques de décarbonation sur le marché du travail ? Si l’on parle beaucoup des investissements nécessaires à la transition, et donc du capital, on parle un peu moins de l’autre facteur de production : le travail.

Transition et marché du travail : les canaux de transmission

Si nous voulons atteindre nos objectifs de décarbonation, zéro émission nette en 2050 comme nous nous y sommes engagés depuis les accords de Paris, il ne faudra pas moins d’une réorganisation radicale des infrastructures et de l’allocation du capital en une trentaine d’années. La majorité des écrits à ce sujet, par exemple Gabor & Braun (2023), se concentrent sur la nature « macrofinancière » du problème. Mais le monde du travail sera lui-même affecté.

Le changement climatique affecte en effet le travail à travers trois grands canaux :

  • Il nécessite un « verdissement » de pans entiers de l’activité, ce qui implique des coûts pour les producteurs. Du fait de son coût, la transition aura potentiellement des conséquences en termes d’emploi. Pourquoi ? Elle implique des investissements qui ne sont pas économiquement rentables. Le rapport Pisani-Ferry Mafhouz prévoit par exemple que la transition aura un impact négatif sur la croissance autour de 1 % du PIB en 2040. Cette moindre croissance n’aura pas forcément un impact direct sur l’emploi, mais elle signifiera une productivité du travail plus faible et, à la clé, moins de revenus pour proposer un salaire attrayant.
  • Il passe aussi par une réallocation de l’activité, et donc des emplois, par toujours évidente à opérer dans les faits en raison de la non-transférabilité de certaines compétences, des secteurs et entreprises « bruns » vers des secteurs et entreprises « verts ». Les meilleures estimations font toutefois l’hypothèse que ces réallocations seront concentrées sur des segments bien identifiés du marché du travail. Encore une fois selon le rapport Pisani-Ferry Mafhouz, les 8 secteurs plus intenses en carbone concentrent 70 % des émissions, mais à peine plus de 5 % des emplois.
  • Enfin, le changement climatique lui-même risque d’affecter les conditions de travail, principalement à travers les changements de température extrêmes. Dans une note d’Analyse récente, France Stratégie rapportait que, selon les sources, entre 14 % et 36 % des emplois seraient exposés à la chaleur et devraient donc voir leurs conditions devenir plus difficiles dans le futur.  

On voit comment les défis que doit affronter le monde du travail ne sont pas moins importants que le monde du capital :

  • D’abord, donc, le marché du travail risque d’être moins dynamique pour tout le monde, et le travail plus difficile.
  • Ensuite, les politiques de transition elles-mêmes ont des effets redistributifs non négligeables. L’effet sur l’emploi net peut être proche de zéro d’après les modélisations macroéconomiques (voir Fontaine et al., 2023 et Metcalf & Stock, 2020 par exemple), mais l’ampleur des réallocations nécessaires est probablement conséquente et celles-ci sont loin d’être indolores.

C’est au coût de ces réallocations que s’intéresse cette note. Les modèles macro-environnementaux à la base des modélisations macroéconomiques sont extrêmement utiles pour avoir une estimation prenant en compte les effets de second ordre et les réallocations entre secteurs. Leurs estimations, en définitive plutôt rassurantes, des effets nets de la transition sur l’emploi sont cohérentes avec la forte concentration du carbone dans un nombre limité d’emplois, comme le montre le Graphique 1. Ils peuvent toutefois, concernant les créations/destructions d’emplois d’un secteur, ne pas bien tenir compte des frictions existant sur le marché du travail, et notamment du manque de main-d’œuvre lié à un manque de compétences ou d’attractivité. Ils risquent aussi de sous-estimer l’ampleur des réallocations intrasectorielles (Fontaine & Marullaz, 2023). Plus important, ils ne permettent pas de juger du coût de ces réallocations et de la manière dont celui-ci sera partagé.

Or, ces réallocations sont clé car les perdants (les individus ou communautés) de la décarbonation risquent de représenter un obstacle politique non négligeable à celle-ci. Si l’on reprend la typologie de Gabor & Braun (2023), le risque est que les politiques de transition soient vécues comme « une thérapie de choc » sur le marché du travail et que cela en mine l’acceptabilité. Ce sont les coûts de la transition aujourd’hui, plus que ses bénéfices incertains demain, qui importent si l’on veut s’intéresser à son acceptabilité. Or, ceux-ci sont concentrés spatialement et individuellement.

Graphique 1 – Intensité Carbone et emploi

Note : Graphique extrait du rapport thématique sur l’emploi, dirigé par Carole Hentzgen et Michael Orand, dans Pisani-Ferry, J., & Mahfouz, S. (2023). L’impact économique de l’action climatique.

Le coût de la transition pour les communautés: aux ruraux la guerre ?

Les secteurs les plus fortement carbonés (industrie lourde, agriculture, activité d’extraction, etc.) sont souvent, par leur nature même, concentrés dans des régions plus rurales que la moyenne. Cela signifie que le choc initial de la transition risque d’être concentré non seulement en termes de métiers, mais également géographiquement dans certains marchés du travail locaux bien définis. Le Graphique 2, issu de nouveau des travaux de France Stratégie, montre la concentration des emplois fortement émetteurs de gaz à effet de serre en France. La question est alors celle de la résilience des régions touchées, soit à travers leur capacité à renouveler leur tissu productif, soit par la mobilité de la main-d’œuvre. 

Graphique 2 – Part des secteurs les plus émetteurs dans l’emploi en 2019

Champ : établissements employeurs actifs hors secteur de la défense et hors particuliers employeurs, postes salariés en fin d’année. Lecture : dans la zone d’emploi de Dunkerque, en 2019, 22,5 % des postes salariés étaient dans un des sept secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre.
Note : Graphique extrait du rapport thématique sur l’emploi, dirigé par Carole Hentzgen et Michael Orand, dans Pisani-Ferry, J., & Mahfouz, S. (2023). L’impact économique de l’action climatique.
Source : Insee, Flores 2019.

Aux États-Unis, Hanson (2023) décrit et place les activités extractrices et fortement génératrices de carbone sur la carte des États-Unis. Sans surprise, celles-ci sont fortement concentrées dans quelques zones d’emploi dans le cœur des États-Unis. Se tournant vers le cas spécifique de l’extraction du charbon, il découvre que le déclin de cette industrie depuis les années 1980 a eu un coût important pour ces zones. Depuis 1980, leur population (et le nombre de personnes en emploi) a décru de presque 20 %. Mais l’exemple du charbon, ou des industries extractives plus généralement, n’est peut-être pas représentatif. Toutefois, Kahn & Mansur (2013) rapportent également que l’amendement du Clean Air Act en 1990 a eu un effet significatif sur l’emploi industriel dans les régions où la régulation a été relativement plus forte. Au Canada, Marchand (2012) montre comment les variations des prix de l’énergie sont suffisantes pour générer des réallocations des emplois entre les marchés du travail locaux avec ou sans ressources énergétiques. Plus important, ces réallocations dépassent le seul secteur énergétique et on peut supposer que le transition aura le même type d’effets. Bien sûr, cela ne va pas que dans le mauvais sens, certaines zones pourraient aussi de sortir gagnantes de la transition : Chen & Zhou (2023) trouvent par exemple qu’à l’inverse la première révolution du renouvelable entre 2010 et 2019 a profité aux endroits avec de forts potentiels énergétiques dans l’éolien et le solaire.

Le thème commun ici est que les transitions énergétiques, comme la désindustrialisation, ont des coûts à long terme pour les lieux qu’elles touchent. Pour la France, Malgouyres (2017) et Arquié et Grjebine (2023) montrent par exemple que les zones d’emplois touchées par la concurrence internationale et les plans sociaux ne se remettent que très difficilement de ces chocs à la fois en termes d’emploi et de revenu moyen.

Le coût de la transition pour les personnes: des emplois après nous ?

Qu’en est-il des individus ? La décroissance de la population observée chez Hanson (2023) et dans les études similaires pourrait pointer vers une mobilité de la main-d’œuvre en dehors des marchés du travail négativement affectés à cause des politiques de transition, permettant aux travailleurs de préserver leur niveau de vie.

Les études existantes nous disent toutefois que ce n’est pas le cas, les individus dans les secteurs et régions désavantagés par les politiques de transition en souffrent, principalement à travers une augmentation du chômage et une baisse de leurs revenus. Yip (2020) étudie la mise en place d’une taxe carbone en Colombie-Britannique au Canada en 2012 et avance qu’elle a entraîné une hausse du chômage et une baisse des revenus du travail, principalement à cause d’un salaire plus faible au retour en emploi. Ces effets ont été plus prononcés chez les travailleurs peu qualifiés et persistent plus de 5 ans après. Haywood et al. (2021) obtiennent des résultats similaires en étudiant de façon plus structurelle le lent déclin de l’extraction du charbon en Allemagne. Walker (2013) s’intéresse quant à lui à l’instauration des amendements de l’Environmental Protection Act en 1990 aux États-Unis et remarque qu’elle a aussi provoqué une baisse du revenu à long terme pour les salariés affectés dans l’industrie. Les politiques de transitions ont donc bien un coût non négligeable et à long terme au niveau individuel. Mais pourquoi ?

La perte d’emploi a un coût significatif au niveau individuel pour deux grandes raisons. D’une part, évidemment, la perte d’emploi mène au chômage et donc à un revenu réduit. D’autre part, elle signifie aussi la perte du capital humain spécifique à l’employeur et éventuellement aux rentes que celui-ci distribuait. Une fois un emploi retrouvé, le salaire risque donc d’être plus faible. Bertheaud et al. (2022) rapportent que le coût de la perte d’emploi varie grandement entre les pays européens, comme le montre le Graphique 3, reflétant des différences institutionnelles entre ceux-ci. Mais ils montrent aussi que ce coût ne disparaît que très lentement : la perte d’emploi laisse une blessure qui met du temps à cicatriser. Même dans les pays les mieux placés, le Danemark, la Suède et la France, cinq ans après la perte d’emploi, le revenu est toujours inférieur de plus de 10 %.

Graphique 3 – Le coût de la perte d’emploi en Europe

Note : Graphique extrait de Bertheaud et al. (2022).

Les travailleurs perdant leur emploi à cause des politiques de transition courent donc le risque de ne pas retrouver un niveau de revenu équivalent à celui qu’ils avaient auparavant. Il y a cinq facteurs, interdépendants, qui font varier le coût de la perte d’emploi :

1.      Le revenu de remplacement offert par le système de protection sociale. Il peut s’agir ici de l’assurance chômage, mais également, au-delà d’un certain âge, de la retraite ou bien, après une certaine durée hors emploi du RSA. De plus, l’assurance chômage ne détermine pas seulement le revenu de remplacement, mais aussi le pouvoir de négociation des travailleurs et donc en partie le salaire à la reprise d’emploi. Il est notable que les trois pays les mieux placés sur le Graphique 3 ont une assurance chômage particulièrement généreuse.

2.      Le dynamisme du marché du travail local. S’il y a localement beaucoup d’emplois disponibles alors le temps passé au chômage sera plus court. De ce point de vue, la localisation rurale de nombreux emplois « bruns » mis en valeur par Hanson (2023) va plutôt augmenter le coût de la réallocation.

3.      La spécificité du capital humain. Si les compétences du nouveau chômeur sont difficilement exportables autre part, il aura du mal d’abord à retrouver un emploi facilement et devra aussi probablement accepter un salaire plus faible pour ce faire. Bluedorn et al. (2023) confirment que les emplois avec une intensité carbone sont en moyenne moins qualifiés et plus ruraux mais avec aussi une minorité de travailleurs très qualifiés, principalement des ingénieurs. Saussay et al. (2022) vont dans le même sens sur le cas particulier du marché du travail américain. Il est donc difficile de juger si les travailleurs bruns vont particulièrement souffrir de ce point de vue.

4.      La mobilité sectorielle et géographique des travailleurs. Elle leur permet d’aller là où les opportunités sont les meilleures. En étudiant les transitions des travailleurs affectés par les régulations environnementales aux États-Unis, Walker (2013) trouve qu’elles sont dans leur très grande majorité au sein de la même zone d’emploi et également pour la plupart au sein du même secteur. Cette faible mobilité des travailleurs « bruns » risque de limiter leur capacité à échapper à la trappe de pauvreté que peut représenter la perte d’emploi.   

5.      Le niveau de rente distribué par l’employeur. Si l’employeur pouvait se permettre, pour différentes raisons, de distribuer des salaires plus élevés que la moyenne alors il sera plus difficile pour le travailleur touché de retrouver un salaire équivalent s’il perd son emploi. Les activités extractrices, et l’industrie en général, fortement émettrices toutes les deux, offrent justement des salaires plus élevés que la concurrence à compétence égale. Plus que le capital humain, c’est peut-être là où la transition devient le plus difficile pour les travailleurs. Haywood et al. (2021) font notamment ce constat dans le cas des travailleurs du charbon en Allemagne. Pour eux, le coût de transition vient avant tout d’un moindre salaire au retour en emploi.

Le bref aperçu de la littérature que nous conduisons ici semble donc montrer que les coûts des politiques de transition sur le marché du travail sont significatifs et se distinguent par leur concentration dans certains secteurs et régions et ensuite par le niveau élevé des rentes associées aux emplois détruits. Toutefois, si le coût de la transition pour les travailleurs et les communautés est donc réel, il doit aussi être remis dans son contexte. D’après les enquêtes de la Dares, plus d’un million de CDI se terminent chaque trimestre en France. L’ensemble des emplois qui seront perdus à cause des politiques de transition sur les 30 prochaines années ne sont qu’une goutte d’eau dans le vase du marché du travail. De plus, le coût individuel des politiques de transition sur le marché du travail est très probablement de plusieurs ordres de magnitude inférieur aux bénéfices sociaux que l’on peut en attendre. Walker (2013) estime par exemple que le cumul des salaires perdus à cause de l’EPA aux États-Unis ne représente qu’un faible pourcentage des bénéfices en termes de santé de ces politiques. 

Mais la goutte peut faire déborder le vase. Cela ne doit donc pas nous empêcher de chercher à réduire ce coût et à mieux accompagner ces réallocations, si ce n’est pas par solidarité, au moins pour renforcer l’acceptabilité des politiques de transition. Une deuxième note abordera de façon plus concrète ce que nous pouvons faire pour les accompagner. 

Cyprien Batut 

Image : L’aciérie Bessemer, grande halle des convertisseurs Bessemer au Creusot, 1880. Collection Académie François-BOURDON, Le Creusot.

Références

Arquié, A., & Grjebine, T. (2023). Vingt ans de plans sociaux dans l’industrie : quels enseignements pour la transition écologique?. La lettre du CEPII, (435).

Bertheau, A., Acabbi, E. M., Barceló, C., Gulyas, A., Lombardi, S., & Saggio, R. (2023). The unequal consequences of job loss across countries. American Economic Review: Insights5(3), 393-408.

Bluedorn, J., Hansen, N. J., Noureldin, D., Shibata, I., & Tavares, M. M. (2023). Transitioning to a greener labor market: Cross-country evidence from microdata. Energy Economics126, 106836.

Chan, H. R., & Zhou, C. (2023). Charged Up? Distributional Impacts of Green Energy on Local Labor Markets. Distributional Impacts of Green Energy on Local Labor Markets (August 3, 2023).

Fontaine, F., Ollivier, H., Saussay, A., & Schubert, K. (2023). Transition énergétique: faut-il craindre pour l’emploi?. Les notes du conseil d’analyse économique, (5), 1-12.

Fontaine, F. & Marullaz, C. (2023). Choc de l’énergie, prix du carbone et emploi : une analyse sur données individuelles. Les notes du conseil d’analyse économique, Focus n° 102, novembre 2023.

Gabor, D., & Braun, B. (2023). Green macrofinancial regimes.

Hanson, G. H. (2023). Local Labor Market Impacts of the Energy Transition: Prospects and Policies (No. w30871). National Bureau of Economic Research.

Kahn, M. E., & Mansur, E. T. (2013). Do local energy prices and regulation affect the geographic concentration of employment?. Journal of Public Economics101, 105-114.

Haywood, L., Janser, M., & Koch, N. (2021). The Welfare Costs of Job Loss and Decarbonization–Evidence from Germany’s Coal Phase Out.

Malgouyres, C. (2017). The impact of Chinese import competition on the local structure of employment and wages: Evidence from France. Journal of Regional Science57(3), 411-441.

Marchand, J. (2012). Local labor market impacts of energy boom-bust-boom in Western Canada. Journal of Urban Economics, 71(1), 165-174.

Metcalf, G. E., & Stock, J. H. (2020, May). Measuring the macroeconomic impact of carbon taxes. In AEA papers and Proceedings (Vol. 110, pp. 101-106). 2014 Broadway, Suite 305, Nashville, TN 37203: American Economic Association.

Pisani-Ferry, J., & Mahfouz, S. (2023). L’impact économique de l’action climatique.

Saussay, A., Sato, M., Vona, F., & O’Kane, L. (2022). Who’s fit for the low-carbon transition? Emerging skills and wage gaps in job and data.

Walker, W. R. (2013). The transitional costs of sectoral reallocation: Evidence from the clean air act and the workforce. The Quarterly journal of economics128(4), 1787-1835.

Yip, C. M. (2020). Labor market adjustments through part-timers: Evidence from british columbia’s carbon tax.

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