Par 12h26 Mouvements

Trois nuances de désindustrialisation

Depuis 1970, la fréquence d’utilisation du mot “désindustrialisation” dans les écrits de langue française a été multipliée par six (voir Graphique 1) et se maintient à ce niveau depuis les années 1990. A de nombreux égards, cette tendance n’est pas surprenante. Les années 1980 et 1990 ont été celles des fermetures d’usines manufacturières en France : Thomson en 1987, Renault à Billancourt en 1990, Hoover à Longwy en 1993, etc.

Graphique 1 – Fréquence de l’utilisation du mot désindustrialisation

Source : Ngram Google. Note : Le graphique montre l’évolution de la fréquence d’utilisation (par 10000 mots) du mot « désindustrialisation » dans les écrits de langue française numérisé par Google. 

Si l’on définit la désindustrialisation comme la baisse de l’importance relative du secteur industriel dans nos économies, la popularité du terme se comprend. Entre 1970 et 2022, la part de l’industrie manufacturière dans notre Produit Intérieur Brut (PIB) est passée de 20,1 % à 9,3 %. La désindustrialisation est également prononcée en considérant la disparition d’un type de travailleur : le salarié industriel. Entre 1970 et 2022, la part des travailleurs industriels dans l’emploi salarié marchand a été plus que divisée par deux (de plus de 40 % à moins de 20 %) au profit des travailleurs du tertiaire [1]. Cette baisse a été continue jusqu’au milieu des années 2010.

Cette diminution de l’importance relative du secteur industriel cache-t’elle seulement un écart de performance avec le secteur tertiaire ou un véritable recul ? En regardant la valeur de la production industrielle française, on peut au moins conclure qu’il ne s’agit pas d’un recul. D’après l’INSEE, le PIB industriel était de 203 Md$ constants en 1970 et de 268 Md$ en 2022. Cependant, en matière d’emplois, le constat n’est pas le même : depuis le quatrième trimestre 1974, l’apogée, nous avons perdu plus de 2,4 millions d’emplois industriels (voir Graphique 2.b). Cette perte a été largement plus que compensée par la croissance des emplois tertiaires : plus 7,5 millions d’emplois sur la même période.  

Graphique 2 : Les transformation de la structure de l’emploi par secteur

a) Part dans l’emploi

b) Nombre d’emplois

Source: INSEE. Estimations d’emploi, 1970-2022

Ces discussions permettent de faire une distinction importante quand on parle de désindustrialisation au niveau territorial. Il peut y avoir :
· une désindustrialisation statistique – une baisse relative de la part de l’industrie dans l’emploi, mais pas une baisse absolue ;

· une désindustrialisation compensée – une baisse absolue du nombre d’emplois industriels plus que compensée par l’augmentation des autres emplois ;

· une désindustrialisation non-compensée – une baisse absolue du nombre d’emplois.

Tandis que la désindustrialisation non-compensée représente un appauvrissement, les autres types de désindustrialisation sont plus ambigus et dépendent de la nature des emplois créés. James R. Evans, un doctorant de l’Université d’Oxford, utilise cette distinction [2] dans sa thèse sur le caractère régional de la désindustrialisation au Royaume-Uni. Il constate que les zones à désindustrialisation non-compensée ont cumulé les difficultés depuis les années 1970 : le taux de pauvreté y a augmenté, le taux d’inactivité a doublé et le revenu a décru. Une reproduction de cet exercice dans le cas français pourrait donc permettre d’identifier quelles régions ont le plus souffert de la désindustrialisation.

Graphique 3 : Géographie de la désindustrialisation en France – 1998-2019

Source : Estimations d’emploi – INSEE, calculs de l’auteur. Note : Zones d’emploi en France métropolitaine en fonction de l’évolution de l’emploi industriel entre 1998 et 2019. 

La carte ci-dessus (Graphique 3) représente les zones d’emploi en France métropolitaine en fonction de l’évolution de l’emploi industriel entre 1998 et 2019, un période de déclin continu de l’emploi industriel en France. Elles sont classées dans les quatre catégories définies plus haut. La carte permet de tirer deux conclusions. D’une part, la très grande majorité des zones d’emploi ont bien connu une désindustrialisation depuis 1998 mais, d’autre part, dans la plupart d’entre elles, elle a été compensée par une augmentation des emplois dans les autres secteurs de l’économie.

On peut remarquer qu’à cette répartition géographique correspond des destins économiques différents. Le Graphique 4.a compare l’évolution du revenu fiscal moyen de 1990 à 2022 dans les communes des zones d’emploi ayant connu une désindustrialisation statistique (en bleu) et une désindustrialisation non-compensée (en rouge) entre 1998 et 2019 relativement aux communes des zones d’emplois (majoritaires) qui ont connu une désindustrialisation compensée [3]. Alors qu’ils évoluaient de concert avant, à partir de 1998, les destins de ces trois zones se mirent à diverger. Le revenu fiscal moyen augmenta dans les communes des zones ayant connu une désindustrialisation statistique et baissa dans les zones ayant connu une désindustrialisation non-compensée. On ne désindustrialise pas de la même façon partout et ces nuances sont importantes pour comprendre l’histoire économique récente des territoires français.

Graphique 4 : Désindustrialisation compensées vs. désindustrialisation statistique et désindustrialisation non-compensée

a) Revenu fiscal moyen et nuances de désindustrialisation

b) Trois exemples 

Source : INSEE. Estimations d’emploi, 1970-2022 (type de désindustrialisation). IRCOM 1988-2022 (revenus fiscaux). Note : Le graphique sur la gauche compare l’évolution des revenus fiscaux moyens dans les communes en fonction de l’évolution de l’emploi industriel entre 1998-2019 en prenant l’année 1998 et les communes dans les zones d’emploi à désindustrialisation compensée comme référence. Lecture : En 2022, les revenus fiscaux moyens dans les communes des zones d’emploi à désindustrialisation statique ont cru de 5 points de plus depuis 1998 comparé aux communes dans les zones d’emplois à désindustrialisation compensée. A chaque point est associé un intervalle de confiance à 95 %. Le graphique sur la droite compare l’évolution du revenu fiscal moyen entre Bayonne, Laval et Troyes. 

Ces différentes nuances peuvent être observée plus concrètement à travers l’exemple de trois villes emblématiques: Bayonne, où l’emploi industriel s’est maintenu (+2 %) entre 1998 et 2019, Laval où il a baissé de 18 % et Troyes où il s’est effondré de 47 % sur la même période. À Laval, cette baisse a accompagné notamment la fermeture de Flextronics en 2005 et Plastic Omnium en 2016, tandis qu’à Troyes, c’est tout un tissu industriel qui s’est transformé : les usines textiles ont fermé les unes après les autres, les grandes marques (Benetton en 1998 par exemple) d’abord et les multiples sous-traitants à leur suite. Le Graphique 4.b compare l’évolution des revenus fiscaux moyens dans ces trois villes, tandis que l’écart initial entre Laval et Bayonne s’est réduit, les revenus à Troyes n’ont pas cru en plus de 20 ans.

De ces histoires, on peut conclure que la désindustrialisation est loin d’être uniforme au niveau territorial et ne rime pas toujours avec un appauvrissement. Elle n’a pas empêché les revenus de continuer d’augmenter dans la plupart des communes entre 1998 et 2019. C’est la façon dont le tissu industriel se transforme (nature des emplois créés en remplacement, dépendance des autres activités dans le territoire, soutien aux chômeurs, etc.) qui importe. C’est aussi de cette façon qu’il faudra juger de l’impact des nouvelles initiatives de réindustrialisation sur les territoires.

Cyprien Batut

[1]Le secteur tertiaire concentre aujourd’hui environ 70 % des emplois salariés ; voir Graphique 2.a. 

[2] Dont la paternité lui revient.

[3] En prenant l’année 1998 comme point de bascule, c’est-à-dire que les différences entre les communes sont fixées à 0 en 1998.

Image : Hilma af Klint, The Swan, No. 9, 1915

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