Par 15h02 Bibliothèque

Les défauts souverains, des animaux politiques ?

La soutenabilité de la dette ne serait qu’une question d’économie statistique : il serait possible d’expliquer les défauts souverains en se basant sur des modèles statistiques, comme la Debt Sustainability Analysis du FMI, et sur un panel de variables économiques traditionnelles, telles que le ratio dette/PIB ou exportations, la croissance du PIB, le taux de change réel, ou des mesures de l’ouverture du pays.

Grâce à celles-ci, on pourrait prédire la probabilité de défaut d’un pays, et noter, en fonction, la soutenabilité de sa dette. Or, s’ils expliquent une part non négligeable des événements de surendettement, ces modèles ne parviennent pas à en expliquer la totalité. Par exemple, Tomz et Wright (2007) [1] recensent 169 épisodes de défauts souverains entre 1820 et 2004 et révèlent que 38 % des défauts se sont produits alors que le pays « allait bien », en tout cas que sa croissance se portait comme un charme.

Pourquoi ces modèles – et le fait de se concentrer uniquement sur des variables économiques comme le ratio dette / PIB – sont donc insuffisants pour déterminer la soutenabilité financière d’un pays ? En France, les travaux de Daniel Cohen [2] se sont longtemps penchés sur cette question.

Parce que le défaut souverain est un choix : même si un panel de variables peut l’orienter, nul ne peut lui retirer qu’il s’agit d’une décision purement souveraine. Eaton et Gersovitz (1981) [3] sont les premiers à théoriser cette approche en présentant le défaut souverain comme un choix d’un pays. Ils distinguent la capacité et la volonté des Etats de payer leur dette, le premier dépendant des conditions macroéconomiques tandis que le second résulte plutôt de la situation politique. En effet, la décision de faire défaut ou non appartient aux agents publics, fonctionnaires ou élus. Il est donc nécessaire de comprendre comment leurs intérêts mais aussi le contexte politique dans lequel ils opèrent influent sur leur jugement des coûts et bénéfices d’un défaut souverain.

L’impact des facteurs politiques sur les défauts souverains

Le risque politique peut être mesuré de multiples façons – les plus communes sont le niveau de démocratie, de liberté dans une société et la liberté d’expression (Howell 2002 [4]) – mais uniquement de façon qualitative. A l’aide de données politiques et institutionnelles, les économistes se sont néanmoins attelés à l’étude de l’impact du risque politique sur les défauts souverains.

En utilisant des mesures de la longévité du régime politique en place, de la fréquence de l’alternance politique, et du niveau de démocratie, Yu (2016) [5] démontre que l’instabilité politique augmente le risque de défaut, à la fois dans les pays développés et en voie de développement. Récemment, Azzimonti et Mitra (2023) [6] ont démontré que les contraintes politiques, caractérisées par le degré de flexibilité pour choisir ses politiques fiscales auxquelles font face un gouvernement, affectent également la probabilité du défaut souverain. En effet, lorsqu’il y a peu de contraintes politiques et que le gouvernement peut librement choisir ses politiques fiscales, le coût du défaut est réduit car le pays sera en capacité de mettre en place les ajustements fiscaux nécessaires. En revanche, lorsque les contraintes politiques sont plus strictes, les ressources libérées après un défaut souverain doivent être partagées avec un plus grand nombre d’individus, ce qui réduit les bénéfices du défaut par tête.

Hatchondo et Martinez (2010) [7] se penchent sur la distribution du pouvoir au sein des pays faisant défaut, et définissent deux mécanismes par lesquels les facteurs politiques peuvent induire, ou non, un défaut souverain. Le premier mécanisme relève de l’arbitrage électoral que font les politiques entre une stratégie de défaut souverain ou d’augmentation des impôts. Le choix se fait en fonction du pouvoir relatif des différents membres de l’électorat. Selon Dixit et Londregan (2000) [8] un souverain ne fera pas défaut tant que les créanciers locaux disposent de pouvoir politique suffisant, ceux-ci poussant pour que l’État honore ses engagements. Le second mécanisme relève de l’alternance du pouvoir entre un gouvernement « favorable aux créanciers » (dont la volonté de payer est plus élevée) et un gouvernement « favorable aux débiteurs » (dont la volonté de payer est plus faible), qui répudierait la dette une fois arrivé au pouvoir. De même, Roos (2019) [9] souligne le rôle crucial des élites économiques et politiques d’un pays, qui, craignant des retombées économiques négatives du défaut, tendent à militer activement pour le respect des engagements et parviennent souvent à faire éviter le défaut. Il montre cependant que la pression populaire dans un contexte de forte politisation peut contraindre un gouvernement à faire défaut ou, par rejet du gouvernement en place, favoriser l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement favorable aux débiteurs. Selon lui, le défaut survient quand le coût politique du respect de la dette est plus élevé que le coût économique du défaut.

L’Argentine, l’exemple type du défaut politique

Élu en 1999, Fernando de la Rúa arrive au pouvoir dans un contexte de récession, de resserrement du crédit, et faisant face à une dette extérieure publique s’élevant à 128 milliards de dollars. Lors de sa campagne, il voue faire le nécessaire pour éviter le défaut et pour maintenir la convertibilité du peso au dollar. Ayant imposé des mesures d’austérité draconiennes pour équilibrer le budget, notamment des réductions de salaires et pensions du secteur public, il perd le soutien politique de son parti, mais aussi celui de la rue. En effet, au début du mois de décembre 2001, de grandes manifestations éclatent dans toutes les grandes villes du pays. Très vite, face à l’ampleur de la contestation, l’état de siège est déclaré et l’on recense bientôt une trentaine de morts. Fernando de la Rúa est contraint de quitter ses fonctions le 19 décembre 2001. Il est remplacé par le péroniste Adolfo Rodriguez Saá qui déclare immédiatement un défaut de paiement, largement soutenu par le Congrès. Deux semaines plus tard c’est Eduardo Duhalde qui le remplace et confirme la décision de défaut en ne s’acquittant pas d’un paiement d’intérêts de 28 millions d’USD dû sur une obligation en lires italiennes.

Le défaut de l’Argentine de 2001 est souvent cité comme l’exemple type du défaut politique. Il est déclenché par la pression populaire qui permet l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement privilégiant les débiteurs, et intervient dans un contexte où le coût économique du défaut semble moindre que le coût du respect des créances. En effet, Hatchondo et Martinez (2009) [10] démontrent que l’Argentine faisait alors face à : (i) un risque politique bien plus élevé post-défaut ; (ii) des spreads plus bas post-défaut (car un changement de gouvernement à l’avenir sera plutôt valorisé que craint) ; (iii) des niveaux d’endettement durablement plus bas post-défaut car il devient trop cher d’emprunter. Par ailleurs, comme évoqué par Azzimonti et Montra (2023), les contraintes politiques sont faibles pour le gouvernement alors que les deux chambres du Congrès sont contrôlées par les Péronistes, qui sont prêts à abandonner la convertibilité du peso au dollar. Les résultats de l’expérience contrefactuelle qu’ils mènent semble révéler que si les contraintes politiques étaient restées strictes, la probabilité de défaut aurait été beaucoup plus faible.

Ainsi, une fois la capacité de payer sa dette étant réduite, la volonté de payer sa dette retombe sur les décideurs politiques. Dans un contexte économique jugé favorable, ils peuvent décider de faire défaut de leur dette souveraine, pour répondre à des contraintes tant économiques que politiques. Afin de prendre en compte de façon adéquate l’ancrage politique de cette décision, les modèles économiques statistiques doivent être complétés d’une analyse politique approfondie.

La soutenabilité d’une dette n’est donc pas qu’affaire d’économie, elle repose aussi sur des facteurs politiques et institutionnels et les rapports de pouvoir entre créanciers et débiteurs. Cela vaut également pour les pays européens, comme nous l’a montré l’expérience grecque.

Juliette de Pierrebourg, Juliette Taylor et Mathilde Viennot

Notes

[1] Tomz, M., & Wright, M. L. J. (2007). Do countries default in “bad times”? Journal of the European Economic Association, 5(2–3), 352–360. https://doi.org/10.1162/jeea.2007.5.2-3.352

[2] Voir par exemple D. Cohen and S. Villemot (2015), « Endogenous debt crises », Journal of International Money and Finance, Vol. 51, pp, 337-369, ou encore la thèse de Mathilde Viennot « Crises financières, accumulation de dette et défaut souverain » (2017) sous sa direction.

[3] Eaton, J., & Gersovitz, M. (1981). Debt with Potential Repudiation: Theoretical and Empirical Analysis. The Review of Economic Studies, 48(2), 289–309. https://doi.org/10.2307/2296886

[4] Howell, L. (2002). The Handbook of Country and Political Risk Analysis. 3rd Ed. Syracuse, NY: PRS Group.

[5] Yu, S. (2016). The effect of political factors on sovereign default. Review of Political Economy, 28(3), 397–416. https://doi.org/10.1080/09538259.2016.1200245

[6] Azzimonti, M., & Mitra, N. (2023). Political constraints and sovereign default. Journal of International Money and Finance, 137, 102895-. https://doi.org/10.1016/j.jimonfin.2023.102895

[7] Hatchondo, J. C., & Martinez, L. (2010). The politics of sovereign defaults. Economic Quarterly – Federal Reserve Bank of Richmond, 96(3), 291-317.

[8] Dixit, A., & Londregan, J. 2000. “Political Power and the Credibility of Government Debt.” Journal of Economic Theory 94 (September): 80–105.

[9] Roos, J (2019). Why Not Default?: The Political Economy of Sovereign Debt. Princeton University Press.

[10] Hatchondo, J.C., Martinez, L. & Sapriza, H. (2009). “Heterogeneous Borrowers in Quantitative Models of Sovereign Default.” International Economic Review 50 (October): 1,129–51.

Image : József Rippl-Rónai, Père et oncle Piacsek buvant du vin rouge, 1907, huile sur toile, 68 x 100 cm, Galerie nationale hongroise.

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