Contrairement aux discours alarmistes qui se propagent chaque année dans la sphère publique, la France est toujours en mesure de s’assurer des conditions d’endettement favorables, et le poids du service de la dette sur les dépenses publiques reste historiquement bas. Nos nouvelles séries historiques montrent que la France a par le passé plusieurs fois réussi à financer une dette aussi importante, et avec un service de la dette bien plus élevé qu’aujourd’hui. Toutefois, la transformation du contexte économique et les nouveaux défis auxquels nous devons faire face (changement climatique, financement de l’adaptation et de la mitigation) incitent à nous interroger sur le mode de gestion de la dette publique (maturité, détenteurs de la dette, etc.). De simples séries statistiques historiques en pourcentage du PIB masquent combien le financement de la dette a pu changer au cours du temps. Chaque période a dû trouver un mode de financement qui lui était propre.
Il est un sujet qui ne quitte jamais réellement le débat public. Chaque année, à l’approche du vote du budget, les voix s’élèvent pour alerter sur le niveau de l’endettement public. La dette publique, qui atteint aujourd’hui 114 % du PIB, serait, en effet, trop élevée pour être soutenable. Elle pourrait entrainer une perte de confiance des marchés dans les obligations françaises, voire une mise sous tutelle. La ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin, est allée jusqu’à invoquer la menace d’une intervention du Fonds Monétaire International.
S’il est normal de s’interroger sur le niveau souhaitable du déficit budgétaire et de la dette publique, il faut toutefois se méfier de propos alarmistes qui pourraient eux-mêmes risquer de précipiter une perte de confiance des marchés pour la dette française, et provoquer une dégradation des conditions d’endettement. De plus, la France fait aujourd’hui face à des dépenses existentielles qu’il faudra financer, telles que la transition écologique, l’adaptation au changement climatique ou la défense. Or, les pressions à la réduction du déficit, couplées au cadre budgétaire du Traité de Maastricht, se sont notamment matérialisées ces dernières années par des coupes budgétaires qui ont particulièrement affecté les enveloppes allouées à l’écologie et à la transition. On pourrait ainsi craindre que des dépenses nécessaires passent à la trappe d’une discipline budgétaire trop forte imposée par des niveaux d’endettement jugés trop élevés.
Il faut donc prendre le temps de regarder si le niveau de la dette publique française atteint aujourd’hui un « niveau record », et si le service de la dette (ou charge de la dette)[1] est actuellement proche d’un plafond que l’histoire permettrait de caractériser comme insoutenable.
Nous avons pour cela reconstitué de nouvelles séries historiques sur l’évolution de la dette publique française et du service de la dette depuis le début du 19e siècle, qui permettent d’apporter une mise en perspective inédite et nécessaire au débat actuel sur la dette publique.
Une nouvelle perspective sur le niveau de la dette publique française depuis 1815
Plusieurs historiens ou économistes ont produit des séries de données reconstruisant l’histoire de la dette française sur l’ensemble des 19e et 20e siècles (Reinhart & Rogoff 2009 ; Piketty 2019 ; Lutfalla 2017), mais elles présentent souvent plusieurs problèmes : (i) les données sont incomplètes et (ii) elles sont généralement basées sur des définitions changeantes de la dette au cours du temps, ce qui rend difficile d’établir des comparaisons précises entre les époques et entraine des sous-estimations (notamment en excluant systématiquement la dette des collectivités locales et une partie de la dette hors marché) [2]. Pourtant, des séries sur longue période sont nécessaires pour alimenter le débat sur la dette publique. Seule une perspective sur plusieurs siècles peut en effet prendre en compte les épisodes précédents de dette publique élevée, et non se restreindre à la dernière période de hausse continue de la dette depuis les années 1970. Récemment, le Conseil d’analyse économique (CAE) a ainsi publié une note sur la trajectoire de la dette publique française dont les conclusions étaient limitées par le fait que les données de dette publique avaient des définitions hétérogènes et débutaient en 1971.
Par conséquent, nous avons jugé qu’il était nécessaire de combler ce manque. Pour ce faire, nous avons reconstruit de nouvelles séries de la dette française à partir de diverses données officielles publiées par la statistique nationale depuis le 19e siècle. Notre travail a consisté à récolter les données de la dette publique française et à calculer le ratio d’endettement de la France depuis 1815[3]. Nos données sont issues de près d’une centaine de publications officielles sur le budget et la dette publique, contemporaines ou rétrospectives. Nous nous sommes en particulier appuyés sur les Annuaires statistiques de la France depuis 1902. Afin de faciliter les comparaisons historiques avec la période contemporaine, nous avons corrigé les discontinuités et les sous-estimations issues de l’évolution de la définition et du périmètre de la dette. Nous avons agrégé les données pour construire une série avec une définition homogène qui s’approche le plus possible de la définition actuelle de la dette au sens de Maastricht. Pour compléter notre analyse, nous avons fait de même avec les données relatives au service de la dette, bien que ces résultats restent à ce jour plus provisoires et sujets à révision.
Nous présentons ici nos nouvelles séries du ratio d’endettement, puisque cet indicateur a retenu l’attention du débat public. Il n’est pourtant pas le plus pertinent pour juger de la soutenabilité d’une dette. Comme nous l’avons évoqué dans plusieurs de nos travaux passés, elle repose en fait sur une multitude de facteurs économiques, sociaux et politiques (voir notamment notre note L’État français risque-t-il de faire faillite ?)
Un niveau de dette publique sur PIB loin des records historiques
Nous faisons apparaitre des niveaux de dette publique systématiquement plus élevés – au moins 10% plus importants en moyenne – que ceux des précédentes séries historiques (Graphique 1). La dette publique française est actuellement très loin des niveaux records atteints dans le passé. Ainsi, la dette publique a dépassé 300 % du PIB pendant la première moitié du 20e siècle, lors de chaque guerre mondiale. Il ne s’agit pas uniquement de pics lors de ces deux guerres. La dette demeura entre 150 et 200% pendant l’entre-deux-guerres, à des moments où des besoins de financement publics ont augmenté pour des raisons existentielles, comme c’est le cas aujourd’hui. Au dix-neuvième, déjà, elle avait dépassé les 100% du PIB pendant les vingt dernières années du siècle[4].
Graphique 1 – Évolution de la dette publique française exprimée en pourcentage du PIB depuis 1815
La dette publique française a connu une croissance soutenue depuis deux décennies, avec une accélération entre 2008 et 2009, à la suite de la crise financière, et une autre après 2020 et la crise du Covid-19. Elle atteint aujourd’hui 114 % du PIB. Si de tels niveaux d’endettement n’ont pas été atteints depuis l’après-guerre, ils ne sont donc pourtant pas inconnus de l’histoire de la dette française.
Depuis 1815, la dette publique française s’élève ainsi en moyenne à 80 % du PIB. Cela correspond environ au niveau de la dette avant la crise de 2008. La médiane, quant à elle, se situe à 60 %, ce qui signifie que, sur les deux-cents dernières années, la cible d’endettement à laquelle sont soumis les États membres de l’Union européenne dans le cadre du Traité de Maastricht n’aurait pu être respectée que pour la moitié d’entre elles.
Graphique 2 – Taux de croissance de la dette publique française depuis 1815
La dette publique française a connu de nombreux épisodes de croissance rapide et soudaine, répondant à des chocs ou à des besoins de financement exceptionnels (Graphique 2). Les conflits armés, comme la guerre franco-prussienne et les deux Guerres mondiales, ou encore les périodes de troubles politiques, comme la révolution de 1848, ont provoqué d’importants pics de croissance de la dette publique. Les crises économiques ont, elles aussi, été à l’origine d’augmentations rapides de la dette. En 1979, la dette a crû de 23 % à la suite du deuxième choc pétrolier. Par comparaison, les hausses liées à la crise financière de 2008 et à celle du Covid-19, bien que marquées, sont restées plus modérées.
La dette publique française est actuellement très loin des niveaux records atteints dans le passé. Elle dépassé 300 % du PIB pendant la première moitié du XXe siècle, lors des deux guerres mondiales. Depuis 1815, la dette publique a augmenté pour répondre à des chocs ou des besoins de financement exceptionnels, comme ceux que l’on connait aujourd’hui.
Le service de la dette est historiquement bas
Graphique 3 – Évolution du service de la dette exprimé en pourcentage des dépenses publiques totales depuis 1815
En revanche, la situation actuelle est inédite si l’on se réfère au service de la dette. Le poids de l’endettement sur les finances publiques est en effet à la fois stable et historiquement faible, relativement à d’autres périodes caractérisées par un endettement élevé (Graphique 3).
Avant la Seconde Guerre mondiale, puis la création de l’État-providence, le budget de l’État était relativement modeste (dépenses et impôts faibles par rapport à aujourd’hui), alors même que la dette publique était très élevée. Le service de la dette représentait donc mécaniquement une part très importante des dépenses publiques. Il était systématiquement au-dessus de 20 % de la dépense publique, et atteint même les 40 % lors de l’entre-deux-guerres. Les taux d’intérêt réels étaient aussi souvent bien plus élevés qu’aujourd’hui (Lévy-Garboua & Monnet 2016).
Après la Seconde Guerre mondiale, le service de la dette a baissé, à la fois en raison d’une diminution de la dette publique, des taux d’intérêt (une partie du financement était hors marché) et d’une hausse des dépenses publiques. Lors des « Trente Glorieuses », le service de la dette n’était néanmoins pas plus bas qu’aujourd’hui. Le service de la dette recommença à croitre dans les années 1980 avec la hausse des taux d’intérêt réels pour atteindre un pic à 7 % au milieu des années 1990, alors que la dette publique était autour de 60 % du PIB.
La valeur maximale de la charge de la dette – 42 % des dépenses publiques totales – fut observée en 1926, c’est-à-dire la seule année où la France connut ce qui se rapproche le plus d’une crise de la dette publique (Delalande 2010). Même si la France ne fit pas officiellement défaut, les problèmes de financements entrainèrent une forte hausse des taux d’intérêt, couplée d’une crise politique, puis d’une demande de contribution volontaire, et enfin la création d’une caisse d’amortissement pour restructurer la dette. Le niveau du service de la dette lors de cette crise était incomparable avec celui que nous connaissons aujourd’hui, autour de 3 %.
En perspective historique, la période actuelle est donc celle d’une combinaison inédite entre un service de la dette faible et une dette publique élevée. Il parait donc difficile d’affirmer, à la seule invocation du niveau de la dette et de son poids budgétaire, que l’endettement public en France est actuellement sur une trajectoire insoutenable.
Déplacer le débat du seul niveau de la dette à son mode de gestion
Une troisième conclusion intéressante concerne les phases de réduction des niveaux de dette publique élevés. Historiquement, le ratio d’endettement français n’a pu fortement baisser que grâce à une combinaison de croissance économique forte et d’inflation élevée. L’exemple le plus emblématique est celui de la baisse drastique du ratio d’endettement à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, puis pendant les Trente Glorieuses. Il est ainsi passé de 99 % à 53 % du PIB entre 1947 et 1957, et a continué de décroitre pour atteindre 17 % au début des années 1970. Le dynamisme économique de la Belle Époque, entre 1900 et 1910, offrit également les conditions d’une baisse de la dette en part du PIB[5]. Or, les dernières décennies ont été marquées par la disparition de ces conditions qui ont historiquement permis de réduire la dette publique. La croissance économique a en effet connu un ralentissement significatif[6] depuis la fin des années 2000, et les années 2010 ont été marquées par une inflation particulièrement faible[7].
De toute évidence, il semblerait que nous devions nous habituer à vivre « avec une dette publique élevée », selon Serkan Arslanalp et Barry Eichengreen. Par ailleurs, le contexte économique et politique actuel est marqué par (i) d’importants besoins de financement, ainsi que par (ii) une plus grande volatilité des marchés, liés au changement climatique et aux tensions géopolitiques et commerciales croissantes (Carstens 2022). Il est donc difficile de prédire la capacité du système actuel de gestion de la dette publique française à faire face à ces transformations, dans un contexte de forte incertitude.
Il convient alors de déplacer le débat : le problème est-il le niveau de la dette publique française dans l’absolu ou son mode de gestion ? Ce qu’on observe historiquement, ce que nous ne nous sommes pas demandé « pouvons-nous supporter ces dépenses étant donné notre niveau de dette », mais plutôt « quel doit être le nouveau mode de gestion de la dette pour soutenir ces dépenses essentielles » ? Par le passé, lorsque la dette publique était soumise à des contraintes grandissantes, et de nouveaux contextes économiques, de nouveaux outils de gestion de l’endettement public étaient développés pour répondre aux défis de stabilisation (Leonard 2024). Les transformations profondes de l’économie devraient nous inciter à penser autrement la dette publique pour garantir sa soutenabilité.
La véritable question doit donc être aujourd’hui : pouvons-nous soutenir de tels niveaux de dette en maintenant le mode de gestion actuel (entièrement grâce à des adjudications de bons du Trésor sur les marchés internationaux), ce qui est une terra incognita, ou devons-nous, dès maintenant, réfléchir à le changer ?
Or, la bonne nouvelle est que de nombreux nouveaux outils pourraient être mis en place, comme nous l’avons mis en évidence dans notre Boîte à outils du financement de la transition. En effet, sur les 48 outils que nous avons recensés, seuls 19 sont aujourd’hui mobilisés en Europe. Ces outils, qui reposent sur une grande diversité et d’interactions entre le secteur public et le secteur privé, pourraient faciliter le financement public et privé des besoins liés à transition écologique. Certains d’entre eux pourraient également permettre à la France d’améliorer ses conditions d’endettement, et garantir une meilleure soutenabilité de sa dette publique. Il faut noter que des moments de fort endettement ont, par le passé, précipité vers un mode de gestion reposant davantage sur des mécanismes hors marché. Ceux-ci ne sont pas soumis aux fluctuations et à l’appréciation des marchés financiers privés, et peuvent être adaptés à une époque caractérisée par une plus forte volatilité.
Image : Anonyme, Comets, gravure, 1835.
À lire aussi :
- L’État français risque-t-il de faire faillite ?
- Comment ajuster ? Commentaire d’une note du CAE.
- La Boîte à outils du financement de la transition
Notes :
[1] C’est-à-dire les taux d’intérêt payés en proportion des dépenses publiques totales.
[2] Les diverses séries historiques disponibles ne sont en effet pas fondées sur une définition homogène de la dette qui corresponde à la « dette au sens de Maastricht ». Elles excluent donc en particulier la dette des collectivités locales et des organismes de sécurité sociale, ainsi qu’une partie de la dette hors marché qui existait historiquement. Cela entraine une sous-estimation de la dette historique par rapport aux critères actuels.
[3] Le ratio d’endettement public désigne le niveau de la dette exprimé en pourcentage du PIB.
[4] Une mesure alternative du PIB avant la Première Guerre mondiale conduit même à montrer que le ratio de dette publique sur PIB n’est jamais descendu sous la barre des 100 % entre 1871 et 1913. Voir ci-dessous.
[5] Preuve que la baisse du ratio dette/PIB est surtout due à la croissance du PIB, nous n’observons pas une telle baisse de ce ratio si nous utilisons une série alternative de PIB construite par Maurice Lévy-Leboyer avant 1913. Ce dernier donne une évaluation du PIB plus faible que celle de Jean-Claude Toutain – que nous utilisons ici pour l’ensemble de nos séries – avec une plus faible croissance au début du 19e siècle. Dans ce cas, la dette publique augmente jusqu’à atteindre 120% du PIB en 1909, puis baisse rapidement à 100% du PIB en 1913.
[6] Hors période de reprise post crise.
[7] L’inflation a repris ces dernières années. Il faut toutefois noter qu’elle a entrainé un surcout important pour le service de la dette, du fait de l’indexation d’environ 10 % des obligations du Trésor sur l’inflation. Les charges d’indexation (charge de la dette indexée sur l’inflation) sont passées de 8 Mds d’euros en 2021 à 20 Mds d’euros en 2022, avec une surcharge estimée de 15 Mds d’euros.