Par 12h30 La lanterne

Puits de carbone : l’arbre qui cache la forêt ?

Dans l’imaginaire collectif, les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont associées au rejet de carbone issu de matières fossiles[1] : charbon, gaz naturel ou pétrole. En réalité, environ un quart des émissions de GES provient du carbone vivant[2] : agriculture (élevage et engrais azotés[3]), déforestation ou changement d’affectation des sols[4]. Et jusqu’en 1950, les émissions de carbone vivant étaient même supérieures aux émissions de carbone fossile.

Le CO2 émis dans l’atmosphère par les activités humaines peut soit rester dans l’atmosphère (ce qui contribue à l’effet de serre), soit être absorbé par les océans ou la biosphère : ces derniers constituent les puits de carbone naturels, par opposition aux puits de carbone artificiels.

La lutte contre le réchauffement climatique et l’atteinte de la neutralité carbone reposent en partie sur l’utilisation des puits de carbone. Mais de nombreux défis restent à relever pour éviter une décarbonation en trompe-l’œil.

Un puits de carbone, c’est quoi ?

Les puits de carbone désignent les systèmes, naturels ou artificiels, qui absorbent le carbone présent dans l’atmosphère.

Parmi les puits de carbone naturels, on distingue l’océan et la biosphère. L’océan, aussi appelé “pompe à carbone”, absorbe le CO2 contenu dans l’atmosphère par dissolution dans l’eau. Avec l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’air, la quantité de CO2 dissous dans les océans a fortement crû, conduisant à une acidification de l’eau, avec des conséquences désastreuses sur les écosystèmes marins. De plus, l’augmentation des températures liée au réchauffement climatique réduit la capacité d’absorption des océans.

La biosphère est constituée de biomasse qui absorbe le CO2 par le mécanisme de la photosynthèse, contribuant ainsi à la croissance des plantes. Une partie de ce CO2 est ensuite réémise lors de la respiration des plantes, ou lorsqu’elles meurent, à travers leur décomposition ou leur combustion. Il convient de préciser que la temporalité de ces phénomènes peut fortement varier entre eux[5] ou selon les plantes.

Figure 1 : origine et destination des émissions anthropogéniques de CO2

Notes : l’origine des émissions de CO2 est soit liée au carbone fossile (gris), soit au carbone vivant (marron). Ce carbone peut ensuite aller dans les océans (bleu foncé), l’atmosphère (bleu clair) ou la biosphère (vert).

Source : IPCC Climate Change 2013: Technical Summary

Enfin, il existe des puits de carbone artificiels, reposant sur le captage du CO2 et son stockage géologique. Trois grands types de technologies existent : le captage et stockage du carbone (CSC), sa variante utilisant la biomasse (bio-CSC, ou BECCS en anglais) et le captage de CO2 dans l’air (DAC, pour Direct Air Capture). Ces technologies n’ont pas encore prouvé leur capacité à être développées à grande échelle et à un coût acceptable[6].

L’utilisation des puits de carbone naturels : attention à la gueule de bois !

En France, le secteur Utilisation des Terres, Changement d’Affectation des Terres et Forêt (UTCATF), qui correspond aux réservoirs terrestres de carbone (forêts, sols, etc.), est un puits net[7] de carbone ayant absorbé près de 17 Mt CO2 en 2021[8], soit 4% des émissions territoriales françaises (environ 400 Mt CO2). Mais au-delà de ce chiffre, c’est la tendance qui est inquiétante : le puits net a été divisé par trois en l’espace de 20 ans, avec une tendance à l’accélération de ce phénomène ces dernières années.

Cette diminution est à la fois une conséquence du changement climatique, qui entraîne une mortalité accrue des arbres (sécheresses et maladies) et le ralentissement de leur croissance (sécheresses), mais reflète également la politique de gestion des forêts avec une hausse des prélèvements[9]. Certaines forêts françaises, comme dans le Grand Est par exemple, sont devenues des sources de carbone sous l’effet de ces facteurs. À ce sombre tableau s’ajoutent des évènements, aujourd’hui considérés comme exceptionnels, mais qui deviendront récurrents en raison du changement climatique, comme les incendies et les vagues de sécheresse, qui participent aux émissions de CO2 sur des périodes très courtes.

En France, la stratégie nationale bas carbone (SNBC) fixe des objectifs de réduction d’émissions de GES. Elle vise notamment à atteindre la neutralité carbone en 2050, avec l’utilisation des puits de carbone pour compenser les émissions les plus difficiles à abattre. La dernière version de la SNBC[10] se fixe pour objectif une compensation des GES par le secteur UTCATF de l’ordre de 80 Mt CO2eq à l’horizon 2050, soit près de six fois plus qu’aujourd’hui.

L’organisme CITEPA montre que la SNBC surévalue largement l’effet puits de carbone du secteur UTCATF. Par conséquent, cela démontre qu’une stratégie de réduction des émissions de GES qui s’appuierait trop fortement sur les puits de carbone serait trop incertaine et relèverait du pari.

Figure 2 : comparaison des absorptions réelles de carbone du secteur UTCATF et des objectifs SNBC

Source : Citepa, 2023. Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques. Bilan des émissions en France de 1990 à 2022. Rapport Secten éd. 2023

Ce phénomène de baisse drastique de l’effet puits de carbone n’est toutefois pas inéluctable. En effet, des solutions existent, comme la diversification des espèces (plutôt que des monocultures comme c’est le cas de 47% des forêts françaises), le choix d’espèces plus résilientes à la chaleur et la sécheresse, l’utilisation du bois comme matériau plutôt que comme source d’énergie[11], une meilleure prévention des incendies, une meilleure gestion des sols, et évidemment la réduction de la déforestation.

La comptabilité des puits de carbone : est-on certains d’être sur la bonne trajectoire ? 

Les puits de carbone étaient visés dès le protocole de Kyoto (1997). Plusieurs études récentes indiquent que les inventaires nationaux surévalueraient les puits de carbone. En effet, ces études relèvent des différences entre la méthodologie utilisée par le GIEC[12] et celle suivie pour les inventaires nationaux (ceux rapportés à la CCNUCC[13]). Ces écarts sont dus à des différences dans la manière dont les émissions anthropogéniques sont définies et comptabilisées.

Prenons l’exemple d’une forêt qui pousse sur des terres qui ont été précédemment défrichées par l’homme. Le GIEC considère que la croissance de la forêt défrichée et l’absorption de CO2 associée sont des processus naturels, et que ces puits ne sont pas à mettre au bilan des émissions anthropogéniques. Au contraire, la CCNUCC considère cette forêt gérée par l’homme, et les puits de carbone associés sont inclus dans les inventaires nationaux.

Finalement, ces écarts de comptabilité sont évalués[14] à près de 6 milliards de tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions annuelles des États-Unis, ou 10% des émissions mondiales de GES. Par conséquent, l’atteinte de la neutralité carbone pourrait s’avérer plus difficile que prévu.

La compensation carbone : un jeu dangereux

Atteindre la neutralité carbone nécessite d’arriver à  « un équilibre entre les émissions de carbone et l’absorption du carbone de l’atmosphère par les puits de carbone ». La compensation carbone  consiste à financer un projet de puits de carbone naturel[15] (plantation d’arbres par exemple) pour compenser les émissions de GES émises par une entreprise. Ce sont en général des entreprises spécialisées dans la compensation carbone qui vendent des crédits carbone aux entreprises émettrices. L’article 6 de l’accord de Paris prévoit deux types de compensation : d’une part la compensation entre États, et d’autre part la compensation entre acteurs privés.

Mais le principe de la compensation carbone peut donner lieu à une double comptabilisation des puits de carbone. La double comptabilisation se produit lorsqu’une même action de réduction d’émissions (plantation d’arbre par exemple) est comptée à la fois par l’entité (entreprise ou État) qui a mis en œuvre le projet (le vendeur de crédits) et par l’entité qui a acheté les crédits carbone générés par ce projet.

Ce risque de double-comptabilisation a été traité lors de la COP 26 pour les compensations entre États, avec un principe d’ajustement des bilans carbone respectifs. Il reste que cette compensation remet en cause la notion de justice climatique, en ce que les États historiquement responsables des émissions de GES trouvent une compensation à leurs émissions dans les pays du Sud et leur permet de continuer à polluer. 

De plus, les acteurs privés ne sont pas soumis aux mêmes règles que les États. Ainsi, l’acheteur et le vendeur de crédits carbone peuvent recourir à des projets dits “non autorisés” par l’ONU, c’est-à-dire en dehors du cadre posé par la COP26, et revendiquer chacun la réduction des émissions associée au projet.

Enfin, les crédits carbone sont souvent décriés, car ils n’encouragent pas à la réduction à la source des émissions, mais plutôt à leur compensation, ce qui conduit certains à les considérer comme des “droits à polluer”.

Conclusion

Les effets du changement climatique sur les puits de carbone naturels nous imposent de repenser les objectifs de décarbonation de notre économie. Par conséquent, la lutte contre le réchauffement climatique doit viser à (i) prioritairement réduire à la source les émissions de GES (carbone fossile et carbone vivant) au maximum puis (ii) utiliser les puits de carbone pour absorber le CO2 contenu dans l’atmosphère, dans le but de compenser les émissions résiduelles.

Les différences de méthodologies de comptabilité des puits de carbone doivent nous inciter à la plus grande prudence dans l’élaboration des stratégies de décarbonation. De plus, les mécanismes existants de compensation carbone s’apparentent plutôt à des droits à polluer qu’à des incitations à décarboner. 

Plus généralement, l’utilisation de la biomasse pose d’autres problèmes tels que le passage à l’échelle (terres arables disponibles sur Terre), la concurrence avec d’autres usages (notamment alimentaires), l’accaparement des terres, la dégradation des sols.

Simon Ferrière

Notes: 

Image : Kazimir Malevich, Paysan, 1930, Peinture, Musée national de Russie.

[1] Issu de la décomposition de matières vivantes sur des millions d’années (phénomène de fossilisation)

[2] Carbone issu du vivant (plantes, sols, animaux, etc.)

[3] L’élevage émet du méthane (CH4) par le processus de fermentation entérique des animaux et leurs déjections. Les engrais sont source de diazote (N2). Le méthane et le diazote sont tous les deux des GES.

[4] Par exemple, le déboisement d’une forêt pour y implanter des surfaces agricoles.

[5] Par exemple, l’absorption pendant la croissance de l’arbre se fait sur plusieurs dizaines d’années, alors que le rejet de CO2 lors de la combustion est immédiat.

[6] La rentabilité de ces technologies dépendant du prix de la tonne de carbone. Voir par exemple l’avis technique de l’Ademe en 2020.

[7] C’est-à-dire absorbant plus de carbone qu’il n’en émet.

[8] Citepa, 2023. Gaz à effet de serre et polluants atmosphériques. Bilan des émissions en France de 1990 à 2022. Rapport Secten éd. 2023.

[9] À noter qu’une déforestation peut conduire à la comptabilisation d’émissions nettes de carbone. En effet, déforester retire un puits de carbone, ce qui revient comptablement à émettre du carbone.

[10] Aussi appelée “SNBC 2”, datant de 2020. Une nouvelle version est en cours d’élaboration.

[11] Arambourou, H. (2023). Vers une planification de la filière forêt-bois. La note d’analyse de France Strategie, 124(9) 1-15. :  L’utilisation de bois comme matériaux de construction (“bois d’œuvre”) ou pour l’industrie (“bois industrie”, comme des palettes, des panneaux de bois, etc.) “a un meilleur effet d’atténuation” qu’utiliser ce même bois pour produire de l’énergie (dans une chaudière à bois par exemple).

[12] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

[13] Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques

[14] Gidden, M. J., Gasser, T., Grassi, G., Forsell, N., Janssens, I., Lamb, W. F., … & Riahi, K. (2023). Aligning climate scenarios to emissions inventories shifts global benchmarks. Nature, 1-7.

[15] Il existe également d’autres types de projets de compensation reposants sur le financement d’énergie verte (par exemple, un projet de panneaux solaires) dans un pays en développement. Ces projets sont également critiqués, car ils contribuent à créer une source d’énergie nouvelle (les panneaux solaires ne se substituant en général pas à une autre source d’énergie, mais s’additionnant à celles existantes), sans réduire les émissions de l’entreprise qui finance le projet.

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