Written by 10h52 Croquis

Relance minière en Europe : une relocalisation qui ne saurait suffire

Le mardi 30 septembre a eu lieu à SciencesPo la projection du film Lithium Rising: The Race for Critical Minerals, réalisé par Samuel Georges. Ce documentaire, produit par la Bertelsmann Foundation – un think tank basé à Washington, D.C.– s’inscrit dans un contexte de regain d’intérêt pour les métaux. En témoigne la multiplication récente des documentaires, rapports, livres et publications scientifiques sur la question. Ce renouveau n’est pas le fruit du hasard, mais l’aboutissement d’un processus que ce film nous aide à comprendre. En mêlant le récit de cette projection avec une analyse de ce regain d’intérêt, nous tâchons ici d’en retracer les raisons.

Une mise à distance des activités minières et de ces conséquences

D’intéressants travaux d’historiens, appuyés par l’analyse des flux de matières, ont récemment réactivé les concepts géoéconomiques de centre et de périphérie, chers à Fernand Braudel (1979) ou Immanuel Wallerstein (2002). Ils montrent en particulier comment la France a pendant très longtemps largement importé de la périphérie le substrat matériel de son économie. Mais cette réalité ne doit pas faire oublier que les pays du centre ont également massivement extrait les ressources matérielles dont ils avaient besoin de leurs propres sols. Aux États-Unis, et plus singulièrement encore en Europe, la part domestique de cette d’extraction s’est poursuivie jusque dans les années 1980, en particulier pour les métaux. Cependant, à partir de cette décennie, et en suivant une dynamique plus globale sur lequel nous sommes déjà revenus à l’occasion de notre recension de l’ouvrage de Benjamin Bürbaumer, les activités minières – et avec elles l’industrie métallurgique – ont largement été délocalisées.

Du côté de l’extraction, l’Europe a ainsi progressivement cédé sa place à l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique, qui concentrent désormais à elles seules plus de 80% des extractions de minerais métalliques[1]. On peut mettre en lien cette délocalisation avec le phénomène global de la mondialisation qui devait permettre aux pays avancés, au tournant des années 80, de pouvoir se concentrer uniquement sur les activités à plus haute valeur ajoutée. Cependant, il convient aussi de souligner, dans le cas des activités minières, que cette stratégie a également permis de mettre à distance les conséquences sociales et environnementales parfois dramatiques de cette activité. On pourrait dire, en poursuivant l’analyse, que ce processus s’inscrit comme une poursuite du phénomène néocolonial, décrit par Edouardo Galeano dans son célèbre ouvrage paru en 1971, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine.

C’est sur cet aspect en particulier qu’insiste le film lorsqu’il nous donne à voir les conséquences de l’extraction du lithium dans le désert d’Atacama. Dans la région la plus sèche du monde, l’extraction de ce minerai repose sur un procédé d’évaporation de saumures souterraines, extrêmement consommateur d’eau. Cette ponction massive sur la ressource hydrique aggrave la pression (voire compromet) sur les usages agricoles et domestiques des populations locales, déjà confrontées à la raréfaction de la ressource en eau à cause du dérèglement climatique. Ailleurs dans le monde et pour d’autres métaux, le constat est similaire. Le documentaire consacre ainsi un long moment sur la dégradation des conditions de vie des communautés de pêcheurs en Malaisie et en Indonésie, consécutives à l’extraction du nickel. Plusieurs d’entre eux narrent les conséquences des rejets de produits chimiques nécessaires au traitement des minerais : dégradation visible de la qualité de l’eau et surtout effondrement des prises de pêche, leur principale source de revenus et de subsistance. De surcroît, cette détérioration de leur environnement ne s’accompagne que d’une faible compensation en termes d’emploi ou de partage de la valeur. Le plus souvent, l’extraction des minerais est menée par des entreprises étrangères qui font venir leurs propres travailleurs, marginalisant encore davantage les communautés locales. Ces dernières, malgré leurs liens profonds et historiques avec la terre, voient ainsi réduites au rôle de spectatrices d’une exploitation dont elles ne tirent que des bénéfices résiduels.

Du côté du raffinage, la logique d’externalisation de la part de l’Occident a été la même, à la différence près que, les lieux de production ne dépendant pas de caractéristiques géologiques du sous-sol, le processus a conduit à une concentration de cette activité industrielle dans un pays en particulier : la Chine. Ayant intelligemment su tirer profit de la situation, ce pays a en effet construit au cours des quatre dernières décennies un des plus puissants appareils industriels de la planète en matière de métallurgie. À l’échelle mondiale, elle raffine ainsi aujourd’hui plus de 60% du cobalt, du lithium et du manganèse et plus de 30% du nickel. Une position dominante qui n’est pas réservée aux « petits métaux », mais concerne également ceux utilisés en grande quantité par l’industrie : elle raffine par exemple 41% du cuivre mondial (Bonnet et al., 2022). Là encore, les conséquences environnementales ont pu être documentées. Si le réalisateur nous a fait part, à l’occasion de la discussion qui a suivi la projection, de son impossibilité à filmer en Chine, on pourra se référer sur ce point à l’ouvrage du journaliste Guillaume Pitron.

Un abandon dont l’Europe n’a mesuré les conséquences que tardivement

L’abandon de l’Occident, et singulièrement de l’Europe, de la production et du raffinage des métaux, n’a pas été sans conséquences. Et un évènement en particulier est venu brutalement le rappeler aux élites européennes : à la suite d’un contentieux territorial la Chine a mis en place en 2009 des quotas d’exportation des terres rares à l’encontre du Japon, sur lesquelles elle a un quasi-monopole. Si cet évènement peut être considéré comme un jalon important dans la prise de conscience des occidentaux de leur dépendance à la Chine, il convient cependant de le replacer, lui aussi, dans le temps long. Du côté de la Chine en effet, il ne s’agissait bien plutôt d’un épiphénomène : la manifestation d’une stratégie de long terme. En effet, avant même son entrée dans l’OMC en 2001, la Chine, par la voix de son président de l’époque, Jiang Zemin, affirmait déjà, dans un discours à Baotou, vouloir « transformer l’avantage des ressources en supériorité » (Morrison et Tang, 2012). Depuis, cette intention s’est largement institutionnalisée, notamment à travers l’adoption du Plan Made in China 2025, qui énonce clairement la volonté du pays de remonter les filières industrielles les plus stratégiques pour en maîtriser tout le processus.

La dépendance de l’Europe à l’égard de pays étrangers peut donc être interprétée comme un problème en soi, tant la remontée des tensions géoéconomiques, voire désormais géopolitiques, ont définitivement rendu caduque l’idée d’une périphérie qui toujours alimenterait le centre, sans jamais remettre en cause ce lien de subordination implicite. L’actualité récente nous le rappelle d’ailleurs : ce jeudi 9 octobre, le ministre du Commerce chinois a annoncé une nouvelle série de restriction à l’exportation des terres rares.

Mais à ce problème de dépendance est venue se télescoper une autre prise de conscience, elle aussi relativement récente, qui a définitivement mis l’Europe dans une situation de porte-à-faux. En effet, si la tertiarisation de l’économie et la diminution des besoins en termes d’infrastructure et de logements ont pu laisser présager un temps un ralentissement à long terme des besoins du Vieux Continent, la nouvelle économie, tel qu’elle se dessine, devrait en réalité faire exploser la demande, et ce pour plusieurs raisons.

La première concerne l’impérative nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Alors que le dérèglement climatique s’intensifie et que le projet d’une transition devient de plus en plus consensuel, l’Union européenne a établi un certain nombre de plans et de scénarios de décarbonation. Peu importent les hypothèses retenues : variation du mix énergétique, sobriété, efficacité énergétique… tous les scénarios convergent pour montrer que la décarbonation reposant sur l’électrification massive des usages et une décarbonation de la production d’électrification devrait conduire à une augmentation conséquente de la demande en métaux. Cette anticipation d’une augmentation massive de la demande pour la transition a d’ailleurs été à l’origine elle aussi d’un certain nombre de publications. On peut ainsi, à titre d’exemple, citer les publications récentes du FMI, de l’IAE ou encore de la Banque de France qui posent explicitement la problématique des métaux comme pierre d’achoppement potentielle de la transition. Cette question a d’ailleurs largement été commentée à l’occasion de la discussion entre les étudiants et le réalisateur qui a suivi la projection du film, signe que la matérialité des besoins matérielle pour la transition semble désormais pénétrer un public de plus en plus large.

À cette première raison s’en ajoutent d’autres, souvent moins mises en avant, mais néanmoins tout aussi réelles. Ainsi, la croissance exponentielle des usages numériques – et donc des infrastructures matérielles et des objets qui l’accompagnent – est elle aussi une des raisons de l’augmentation de la demande. L’exemple des téléphones portables est, sur ce point, éclairant. Pour ceux de dernière génération, ce sont jusqu’à 55 métaux qui sont utilisés, quand il n’y en avait que 30 au début des années 2000 et 15 dans les téléphones filaires des années 80. Il en va de même des microprocesseurs qui utilisaient seulement 11 métaux dans les années 80, plus de 15 dans les années 90 et plus de 45 dans les années 2000 (Hache et Louvet, 2023). On peut également citer les usages militaires qui pourraient être amenés à croitre dans la nouvelle course aux armements qui se profile.

Une reprise en main qui ne pourra être que longue et partielle

L’Union européenne, prise en tenaille entre sa dépendance vis-à-vis de l’étranger et la croissance toujours plus forte de ses besoins en métaux, a fini par réagir. En 2011, à la suite de la crise de terres rares entre la Chine et le Japon, la Commission a, dans un premier temps, établi une liste de 14 matériaux critiques qui a depuis été plusieurs fois actualisée et enrichie. Douze ans plus tard, en mars 2023, un nouveau règlement européen sur les matériaux critiques, le Critical Raw Materials Act, a été adopté. Il fixe un objectif de production sur son propre sol de 10% de la consommation du continent à l’horizon 2030.

De façon concrète, cet enjeu de la relocalisation des activités extractives et métallurgiques sur le sol européen s’est depuis traduit par plusieurs projets miniers. On peut citer le projet Keliber en Finlande ou bien encore les mines de Barrosa au Portugal ou de Jadar en Serbie. En France, c’est le projet Emili, géré par l’entreprise Imerys, dans le département de l’Allier qui est le symbole de ce renouveau et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir à propos des enjeux locaux dans une prochaine publication.

Mais ranimer un secteur industriel après des décennies d’inertie ne saurait se faire au rythme des discours politiques. Selon un rapport récent de l’AIE la durée moyenne de développement d’une mine (en considérant les travaux exploratoires, généralement les plus longs) est de 17 ans. À ces temporalités purement techniques, il faut parfois ajouter celui de la gestion des oppositions, en partie liées à l’image négative à laquelle sont souvent associées les mines en Europe occidentale. Sur ce point à nouveau, on ne peut s’empêcher de penser aux conflits liés à l’exploitation minière sur lesquelles le documentaire s’attarde longuement. On y suit les luttes des Améridiens du Névada ou des Sámi de Suède, qui s’opposent à l’exploitation de territoires considérés comme sacrés ou vitaux pour leurs activités traditionnelles. On notera d’ailleurs que le documentaire établit clairement un parallèle entre les luttes qui ont lieu dans les pays du Nord et du Sud, dont seules les modalités de gestion (plus brutales au Sud, plus transactionnelles au Nord) diffèrent fondamentalement.

Un documentaire qui nous invite à repenser notre niveau de vie

S’ils laissent parfois en suspens certaines questions, le film et la conférence permettent au moins d’étayer un argument : quitte à exploiter des mines – de lithium ou d’autres matériaux – il est sans doute plus vertueux de les exploiter en Europe. Outre la réduction de notre dépendance, les conditions environnementales plus strictes que nous nous imposons permettront sans doute d’éviter les situations environnementalement dramatiques que le film documente.

Mais il importe également d’insister sur au moins deux points. Le premier concerne l’argument de l’indépendance stratégique. S’il est évident qu’en redéveloppant sur notre sol des mines et des activités de raffinage, nous réduirons notre dépendance à l’égard des pays vers lesquels ces activités avaient été délocalisées, cette réduction ne pourra être que partielle. En effet, les quantités de matériaux nécessaires à la transition – au moins comme elle est envisagée aujourd’hui – sont telles que les réserves européennes ne sauraient, à elles seules, les couvrir. À titre d’exemple, la Banque mondiale estimait en 2020 que, pour les seules technologies bas-carbone, il faudrait extraire 3,5 milliards de tonnes de minerais et de métaux supplémentaires d’ici 2050, soit l’équivalent de ce qui a été nécessaire pour alimenter l’ensemble des secteurs de l’économie mondiale entre 2000 et 2019. Le second concerne les conséquences environnementales. Pour l’instant, elles sont externalisées dans des pays aux droits environnementaux souvent faibles, où les compagnies minières parfois secondées par des gouvernements laxistes, ne sont que peu réglementées. Les rapatrier dans des pays aux normes environnementales plus strictes permettront sans doute de les réduire. Mais quelles que soient les normes mises en place et la volonté des opérateurs miniers de réduire leurs impacts, une mine, comme toute installation industrielle, a des conséquences sur l’environnement.  Dès lors, minimiser ces conséquences et surtout réfléchir à l’utilisation des minerais qui en sont extraits devrait être l’objet de politiques publiques ambitieuses.

À ce titre, plusieurs pistes peuvent être explorées. La première – et peut-être la plus facile à mettre en place – est le recyclage. Les pays riches disposent d’une quantité de biens d’équipement et de consommation pouvant servir de gisement de matières premières qu’il conviendrait d’exploiter au mieux, et ce d’autant plus que cette stratégie peut constituer un levier en matière d’économies d’énergies et d’eau. Reste, néanmoins, que cette stratégie se heurte elle aussi à des contraintes qui pourraient contraindre sa généralisation. Par exemple, recycler les batteries de voitures électriques nécessite de disposer d’un stock qui, tant qu’une part significative du parc ne sera pas électrifiée, n’existe tout simplement pas. Pour les autres métaux, contenus par exemple dans les appareils électroniques, le coût de la collecte, la complexité des alliages et les quantités parfois très faibles utilisées par appareils posent des problèmes tant techniques qu’économiques (Bihouix, 2014).

Une autre solution, plus ambitieuse, consiste à réinterroger notre rapport à notre niveau de vie. Pour les batteries destinées aux véhicules électriques par exemple, la première solution pourrait constituer en une diminution du poids des véhicules particuliers en misant sur ce que les économistes spécialistes des transports Frédéric Héran et Aurélien Bigo qualifient de « véhicules intermédiaires ». L’autre solution est bien sûr le déploiement à grande échelle de solutions de mobilité alternatives (mobilité douce, transports en commun, diminution des besoins de déplacement…). Du côté de nos usages du numérique aussi, des alternatives sont aussi à envisager, surtout à l’aube de l’avènement de l’intelligence artificielle qu’on nous promet.

Conclusion : la nécessité d’une planification

La diffusion à Sciences Po du film Lithium Rising s’inscrit dans un regain d’intérêt pour l’industrie minière observable partout en Occident, motivé par l’urgence de la situation. Reléguée, comme d’autres industries, à la périphérie d’une Europe qui pensait pouvoir toujours maitriser ses chaînes d’approvisionnement, les décideurs s’aperçoivent aujourd’hui de leur dépendance. Et ce alors même que, ces derniers s’engagent dans plusieurs courses, toutes à la fois très gourmands en métaux : le déploiement des énergies renouvelables mais également le développement tous azimuts de l’intelligence artificielle ou bien encore un réarmement massif.

Pour faire face à cette situation, l’Union européenne souhaite relancer l’exploitation minière sur son territoire afin de réduire sa dépendance extérieure et de garantir de meilleurs standards sociaux et environnementaux. Toutefois, l’extraction minière – comme toutes les activités industrielles – a nécessairement un impact environnemental, même lorsque les métaux extraits servent à la décarbonation de l’économie.

Face à ce constat, chaque métal extrait devra donc être employé de la façon la plus efficace possible pour rendre le service auquel il est destiné. Dans le cas du lithium, dont un des usages principaux concerne les batteries qui permettront de décarboner la mobilité, s’agit-il seulement d’électrifier le parc tel qu’il est ou faut-il mener de front une réflexion sur la place de la voiture individuelle, le gabarit des voitures ou bien encore l’aménagement de nos villes et de notre territoire ? Aucune de ces questions ne trouvera de réponse autrement que par un débat démocratique, qui devra ensuite, d’une façon ou d’une autre, se traduire concrètement dans une forme de planification.

Romain Schweizer

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