Par 15h35 Synthèse

Synthèse générale du dossier Élections européennes 2024

Dans son essai Une certaine idée de l’Europe (2004), George Steiner cherchait à caractériser l’essence de notre continent ; selon lui, au-delà des cafés et des intellectuels, une dimension essentielle de l’identité européenne est la marche : nos terres sont praticables et notre continent peut être arpenté d’un bout à l’autre. « Les hommes et les femmes d’Europe ont parcouru les terres de hameau en hameau, de village en village, de ville en ville. Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine (…) Il y a des étendues arides et inhospitalières, il y a des marais, il y a les Alpes. Mais rien ne constitue un obstacle insurmontable. L’Europe n’apas de Vallée de la Mort, pas d’Amazonie, pas d’arrière-pays hostile au voyageur ».

Dans ce dossier, c’est bien cette essence de l’Europe que nous cherchons à préserver, en nous demandant quelles politiques pourraient protéger nos terres. Nous dessinons ainsi une série de propositions pour que l’Europe soit à l’avant-garde sur le plan économique et climatique. Elles répondent toutes avec un angle différent à une question essentielle : Comment éviter d’avoir à choisir entre un épuisement budgétaire ou planétaire ? Dans le contexte actuel, les termes du débat pourraient même être précisés. Alors qu’un accord vient d’être trouvé sur des règles budgétaires qui vont restreindre significativement notre marge de manœuvre économique, comment faire en sorte que l’objectif de soutenabilité climatique ne soit pas sacrifié sur l’autel des finances publiques ?

Cette interrogation ne préoccupe pas seulement les experts français, et nous insistons sur le fait qu’elle devrait être au cœur des débats autour des élections européennes. Nous avons donc fédéré des chercheurs français, mais également allemands et néerlandais qui partagent cette inquiétude, pour formuler des propositions communes. La question de la conciliation des injonctions climatiques, sociales et économiques doit être traitée plus directement, ce qui est possible en construisant des règles européennes symétriques, en pensant un Fonds Européen pour le Climat avec une répartition juste des ressources, en rendant la politique monétaire verte et démocratique, et enfin en s’assurant que les recompositions sectorielles liées à la transition soient acceptables grâce à la mise en place d’une assurance salariale européenne.

Toutes ces questions ne sont pas seulement techniques et économiques, mais au cœur d’enjeux politiques. C’est pour cette raison qu’il est essentiel d’engager un débat transparent sur ces choix qui influeront à terme sur « l’idée de l’Europe ».

Ce dossier est axé autour de cinq thèmes et six propositions.

1. Lancer un nouveau cycle de négociations pour construire des règles européennes symétriques, qui concilient soutenabilités économique et climatique

Les deux premières notes constituent un diptyque : règles climatiques et moyens de les rendre applicables.

Alors que les négociations sur le Pacte de Stabilité et de Croissance viennent de se terminer, il est temps de passer à la prochaine étape : s’accorder sur des règles complémentaires visant cette fois-ci à assurer le respect nos objectifs de réduction des émissions. Nous défendons avec le think tank allemand Dezernat Zukunft le lancement d’un nouveau cycle de négociations pour construire des règles européennes symétriques, c’est-à-dire qui se préoccupent autant de la soutenabilité économique que climatique.

Les pays européens font face à une double menace budgétaire et climatique. Ils sont en retard sur leurs engagements de réduction des émissions, mais l’accumulation des crises a aussi laissé un niveau de dette publique plus élevé en héritage. Les nouvelles règles budgétaires européennes ont pour objectif d’améliorer leur soutenabilité budgétaire des pays européens, mais avec quelle conséquence pour la lutte contre le changement climatique ? Les États membres pourraient être obligés de réduire leurs investissements dans la décarbonation de leurs économies alors même que les années à venir sont particulièrement critiques si nous voulons atteindre nos objectifs climatiques.

Dans cette note, nous rappelons que les objectifs de réduction d’émissions ne sont pas moins une exigence juridique européenne que ceux de réduction des dettes. Les règles budgétaires européennes sont plus restrictives que les engagements européens en matière de réduction des émissions, car ces derniers ne sont pas associés à des sanctions explicites et à des procédures de suivi aussi strictes que le cadre budgétaire à l’échelle européenne. Il existe ainsi une hiérarchisation implicite entre les objectifs de réduction des émissions et de réduction des dettes, en faveur des seconds.

Cette note franco-allemande défend donc le lancement d’un nouveau cycle de négociation afin de rétablir un équilibre des objectifs. Le but de cette négociation serait de mettre en place des règles climatiques, complémentaires aux règles budgétaires européennes. Le coût économique d’un défaut climatique et la présence d’externalité entre générations, mais aussi entre États membres, fait que ces règles climatiques sont tout aussi légitimes que les règles budgétaires existantes. À quoi pourraient ressembler les règles climatiques ? Les règles climatiques pourraient créer des obligations de résultat. Des trajectoires de réduction des émissions seraient fixées et les États membres devraient publier des plans objectivant la manière dont ils souhaitent investir pour atteindre leurs cibles de réductions à long terme. Elles pourraient également créer des obligations de moyens en instaurant des règles d’investissement dans la décarbonation des économies, par exemple en fixant un minimum du PIB devant être investi chaque année.

Mais la forme même des règles doit aussi prendre en compte leur crédibilité et leur acceptabilité. Nous explorons ainsi plusieurs mécanismes qui permettraient de s’assurer que celles-ci soient respectées : soit des sanctions financières sur le modèle du Pacte de Stabilité et Croissance, soit le non-versement de fonds européens pour le climat. La création de règles climatiques symétriques passe également par la refondation de la gouvernance européenne du carbone et l’implication des Institutions Fiscales Indépendantes comme le HCFP pour évaluer les plans d’actions des États membres.

Cette note est le premier volet d’un diptyque. Nous considérons que l’Europe ne doit pas simplement adopter une logique punitive (les règles), mais également se donner les moyens de ses ambitions en créant un Fonds Européen pour le Climat qui lui permettra de les respecter.

Pour que ces règles soient réalistes, ces négociations doivent donc en même temps porter sur deux volets : le montant total des ressources à mobiliser dans l’UE, leur origine et leur répartition ; la définition de règles climatiques crédibles qui pourraient être acceptées par les États membres. Amorcer ces négociations permettra d’affronter réellement l’une des questions les plus épineuses de la politique économique aujourd’hui : comment résoudre le dilemme entre épuisement planétaire et budgétaire ?

Une note de Clara Leonard, Cyprien Batut, Jonas Kaiser et Max Krahé.

2. Mettre en place un Fonds Européen pour le Climat

Les États membres de l’Union européenne font face à des injonctions contradictoires que la création d’un Fonds Européen pour le Climat participerait à atténuer, sinon à résoudre. D’un côté, ils doivent réaliser les investissements nécessaires pour respecter leurs objectifs de réduction des émissions carbone et atteindre l’objectif net zéro à l’horizon 2050. De l’autre, ils sont contraints par les règles budgétaires européennes et la remontée des taux, qui limitent leurs capacités d’endettement et de financement. Pris dans cet étau, les gouvernements ont, jusqu’ici, préféré abandonner leurs ambitions climatiques et privilégier la soutenabilité budgétaire. En France, le rabot de 2,1 milliards d’euros sur les crédits dédiés à l’écologie dans le cadre du décret d’annulation visant à tenir nos objectifs budgétaires en constitue l’illustration la plus frappante. Pour répondre à ce dilemme qui met en péril notre capacité à faire face au défi climatique, nous proposons la création d’un Fonds Européen pour le Climat. Chargé dans un premier temps d’assurer le financement de la transition, il pourra également intégrer des considérations de souveraineté, et il constituera un pas de plus vers une Europe unie autour d’enjeux communs.

Les estimations du déficit actuel d’investissements pour atteindre les objectifs de décarbonation s’accordent sur des besoins additionnels significatifs : une fourchette basse autour de 2 à 3 % du PIB européen. Ces besoins interviennent dans un contexte marqué par un accord sur de nouvelles règles budgétaires européennes tout autant restrictives que les précédentes, et par la disparition à l’horizon 2026 des financements liés au plan de relance Next Generation EU. Au total, ces contraintes imposeraient aux États européens de réaliser des économies d’environ 2,5 points de PIB d’ici quatre ans, ce qui paraît difficilement tenable.

Les investissements nécessaires pour assurer la transition ne sont pas tous rentables et certains, par essence, relèvent de l’échelle supranationale et du bien commun européen. Le Fonds pourrait orienter ses financements vers ces investissements qui sont, à l’heure actuelle, mal pris en charge tant par le secteur public que par le secteur privé. Un financement commun aurait de nombreux effets positifs : cela permettrait de réaliser des économies d’échelle, de répondre à la demande concrète des citoyens européens de voir des projets financés à l’échelle européenne, de coordonner et planifier l’effort de transition et de garantir que toutes les dépenses nécessaires aient lieu tout en réduisant leur poids budgétaire pour les États membres. Pour cela, il faudrait privilégier les subventions. D’autres outils pourraient être cependant envisagés en complément, tels que des prêts concessionnels aux États membres à des taux plus faibles que le taux de marché et des garanties de prêts (par exemple, ceux de la Banque Européenne d’Investissement).

Pour financer le Fonds, il faudra à la fois réfléchir à des ressources propres et au versement d’un capital par les États membres en fonction de clés de répartition adaptées à l’enjeu. Si de nouvelles ressources propres de l’Union Européenne pourraient être envisagées, elles risquent de ne pas suffire ou d’être politiquement trop coûteuses pour être mises en place. Il faudra donc avoir recours à un financement commun par les États membres. Il sera alors nécessaire de mener une négociation sur des clés de répartition entre États membres afin de déterminer les critères selon lesquels les fonds seront abondés puis alloués. Nous analysons différents critères qui pourraient être envisagés et qui ne refléteraient pas simplement le poids économique ou de population de ces différents États. Le Fonds climat pourrait être financé en priorité par les États membres ayant le plus de capacités budgétaires et les émissions historiques les plus importantes ; il pourrait bénéficier en particulier aux États dont les capacités sont trop limitées pour répondre convenablement au défi de la transition, et qui ont les besoins de financement les plus importants pour atteindre leurs cibles de réduction d’émissions.

L’initiation d’une discussion sur un Fonds Européen pour le Climat permettra à terme de mettre en place une stratégie de financement ordonnée et transparente de la transition écologique en nous forçant à chercher à résoudre le dilemme entre épuisement planétaire et budgétaire. En effet, la répartition de la charge entre l’échelle nationale et européenne, entre États membres, mais également entre le secteur public, les entreprises, le secteur financier et les ménages doit être le fruit d’une concertation. Elle devra mener à la définition d’une stratégie de financement transparente, évitant de faire peser des risques systémiques sur l’Europe, que ce soit par surcharge budgétaire ou par inaction climatique. Cette note met également en avant la nécessité de développer des estimations des besoins de financement pour chaque pays européen avec une méthodologie harmonisée pour assurer une planification et développer une vision systémique.

Enfin, au regard de l’évolution du contexte géopolitique actuel, la création de cette structure pourra à l’avenir servir à financer d’autres dépenses susceptibles de faire peser un risque existentiel sur l’Union européenne. Les questions de défense et de souveraineté vont peser sur l’avenir de l’Union Européenne. Si nous nous concentrons dans cette note sur les investissements pour le climat, notre proposition pourra intégrer ces objectifs qui, à certains égards (énergétiques par exemple), vont de concert avec les objectifs climatiques.

Une note de Jérôme Creel, Fipaddict, Clara Leonard, Nicolas Leron et Juliette de Pierrebourg.

3. Faire évoluer la politique de la Banque Centrale Européenne

Ce thème autour de la politique monétaire couvre deux chapitres de ce dossier.

3.1. Renforcer la coordination des politiques monétaires et budgétaires

Dans le Chapitre 3, Sebastian Diessner présente une série de propositions pour renforcer la coordination des politiques budgétaires et monétaires. Si depuis sa création la BCE a fait preuve de scepticisme à l’idée de coordonner ses politiques avec les autres organes décisionnaires de l’Union européenne, au fil des années, et en particulier depuis la crise de la Zone euro de 2009 à 2014 et la crise COVID de 2020, cette position est devenue de plus en plus intenable.

3.2. Rendre la BCE plus verte et démocratique

Dans le Chapitre 4, les chercheurs Éric Monnet et Jens van ’t Klooster formulent deux propositions pour rendre la politique monétaire de la BCE plus verte et plus démocratique.

Le 2 décembre 2023, lors de la COP 28, le Président Emmanuel Macron a suggéré « l’instauration d’un taux d’intérêt pour le vert et d’un taux d’intérêt pour le brun ». Les auteurs montrent que des politiques de différenciation sectorielles des taux d’intérêt ont déjà été mises en place par certaines banques centrales et qu’elles ont été compatibles avec la préservation de l’indépendance et du mandat de maintien de la stabilité des prix. Ils proposent des pistes pour donner un contenu plus concret à cette injonction dans le contexte actuel de la transition écologique.

Cependant, la réflexion technique sur les outils ne peut se passer d’un débat sur des réformes institutionnelles associées. Penser le rôle de la BCE dans le contexte de la transition écologique doit aller de pair avec la création d’un Conseil Européen du Crédit pour renforcer le contrôle et la légitimité démocratique des différentes politiques influençant les conditions de crédit en Europe.

Ce Conseil du Crédit serait une instance délibérative qui renforcerait l’expertise et la légitimité du Parlement européen pour contrôler les autorités indépendantes (BCE, Banque européenne d’investissement, etc.) et serait un lieu pour penser la coordination et les grandes orientations en matière de politique européenne du crédit.

4. Créer une assurance salariale européenne

Les politiques environnementales ont un coût concentré, mais des bénéfices diffus, et notamment sur le marché du travail. Cela rend notamment la question de leur acceptabilité si épineuse. Cette note propose la création d’une assurance salariale au niveau européen pour compenser les travailleurs perdant leur emploi à cause des politiques environnementales en subventionnant leur salaire s’ils retrouvent un emploi moins bien payé que le précédent. Elle comblerait un manque dans les politiques de l’emploi de la plupart des pays européens tout en étant supérieure aux alternatives qui hésitent entre la retraite anticipée et la formation à tout crin. Son coût net devrait notamment rester limité, car en augmentant le bénéfice du retour à l’emploi, elle permet de faire des économies sur les aides déjà versées aux chômeurs.

Une note de Cyprien Batut.

5. Transformer la Politique Agricole Commune

La politique agricole commune est l’une des politiques européennes les plus anciennes : elle a permis d’accroître la production alimentaire de l’Europe et d’assurer son autosuffisance depuis les années 1960. Elle a fait, aujourd’hui et hier, l’objet de nombreuses critiques, qu’il s’agisse de sa complexité ou de son incapacité à réorienter les systèmes agricoles vers des modes de production plus durables, à répondre aux attentes sociétales en termes d’offre alimentaire ou encore à garantir un revenu décent aux agriculteurs. Cela l’a amenée à se transformer plusieurs fois, notamment en intégrant des critères environnementaux depuis 2014. Néanmoins, à la mi-mars 2024, la Commission a proposé une évolution des règles de la PAC pour répondre aux manifestations agricoles en revenant notamment sur ces critères. Ce recul interroge les voies de mutation de cette politique européenne historique, cette note s’attache à faire plusieurs propositions pour en faire un véritable levier de transition du système alimentaire européen vers un modèle plus résilient, au sens économique et écologique du terme.

Une note de Julien Fosse.

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