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Un dialogue franco-allemand : retour sur notre conférence

À l’occasion de l’événement « Fiscal policy at a crossroads: France, Germany and Europe’s new priorities », organisé par l’Institut Avant-garde, Dezernat Zukunft et l’European Macroeconomic Policy Network, trois économistes de premier plan (Dorothée Rouzet, Grégory Claeys et Armin Steinbach), ont présenté un état des lieux détaillé des défis budgétaires auxquels font face la France, l’Allemagne et, plus largement, l’Union européenne. Ces échanges ont permis de mesurer l’étendue des investissements nécessaires dans les années à venir, mais aussi des contraintes budgétaires nationales. Ils posent en définitive une question centrale pour l’Europe : comment organiser et financer collectivement cette nouvelle phase de transformation économique alors que les marges de manœuvre se réduisent ?

Le 28 novembre dernier, l’Institut Avant-garde, Dezernat Zukunft et l’European Macroeconomic Policy Network ont un organisé un panel qui a réuni Dorothée Rouzet (cheffe économiste de la Direction Générale du Trésor), Grégory Claeys (directeur du département d’Economie au Haut-Commissariat à la Stratégie et au Plan) et Armin Steinbach (chef économiste au ministère fédéral allemand des finances). Ce temps d’échange était consacré aux priorités stratégiques de l’Union européenne et aux contraintes structurelles qui pèsent sur la France et l’Allemagne. Il intervient dans un contexte particulièrement tendu. En France, les atermoiements budgétaires se prolongent sans qu’aucun compromis clair ne se dessine, alors même que la trajectoire de réduction du déficit public devient de plus en plus pressante. En Allemagne, la problématique est d’une autre nature : le sous-investissement accumulé au cours des dernières décennies a progressivement fragilisé le potentiel de croissance. Cela a conduit le pays à questionner, voire à infléchir, le modèle historique de « frugalité budgétaire » qui a longtemps caractérisé sa politique économique. Les intervenants, sous la modération de Philippa Siegl-Glockner (directrice générale de Dezernat Zukunft) ont éclairé ces différents éléments.

Une situation budgétaire dégradée et des marges de manœuvre à construire en France

En France, la situation budgétaire reste fragile. Comme l’a évoqué Dorothée Rouzet, malgré une conjoncture légèrement plus favorable et une croissance un peu plus dynamique qu’attendu, aucun redressement durable ne se dessine. La dette demeure élevée, le déficit persiste, et les marges de manœuvre disponibles sont limitées. Cette apparente stabilisation ne doit donc pas masquer l’ampleur des pressions qui continueront de peser sur les finances publiques dans les années à venir.

Les intervenants du panel ont rappelé, en effet, que la France, comme l’Allemagne, faisait face à plusieurs vents contraires. Le vieillissement de la population, d’abord, accroît mécaniquement les besoins de financement pour les retraites, la santé et la dépendance. Même si la réforme des retraites venait à produire les effets attendus sur les dépenses de retraites, les autres composantes de la protection sociale resteront sous tension. La dégradation récente de l’état de santé général (progression des maladies chroniques, troubles psychiques, risques pandémiques), pourrait ainsi entraîner une hausse durable des dépenses de santé. Parallèlement, le réchauffement climatique tend à peser sur la productivité et la base fiscale : si la trajectoire de réchauffement se rapproche des 2,5 °C, les pertes économiques associées risqueraient de réduire encore davantage les recettes publiques.

À ces pressions s’ajoutent des besoins d’investissement considérables, sans lesquels la France ne pourra ni soutenir sa croissance, ni répondre aux priorités stratégiques que les Etats membres se sont fixés au niveau européen. La transition climatique, en particulier, requiert un changement d’échelle : les investissements devront être au moins doublés d’ici 2030, qu’ils proviennent des acteurs publics ou privés. Reporter ces efforts reviendrait à accepter des coûts futurs bien plus élevés (destruction de capital productif, retards technologiques, perte de compétitivité). La défense constitue un autre poste d’investissement incontournable. D’après Dorothée Rouzet, de nouveaux instruments européens, comme l’instrument « SAFE[1] » initié dans le cadre du programme ReArm Europe, amorcent un changement de mentalité encore limité dans ce domaine. Cependant, ils pourraient, en définitive, renforcer la base industrielle et la souveraineté des Etats membres, à condition de revoir l’articulation entre financement national et européen. Enfin, pour rester compétitif, la France devra accroître massivement ses investissements dans la recherche, l’innovation et l’éducation : converger vers les pays les plus performants nécessiterait un effort supplémentaire d’environ 1,4 point de PIB.

Au total, comme l’avancent Grégory Claeys et Dorothée Rouzet, la France fait donc face à une équation budgétaire compliquée où un déficit déjà élevé se conjugue à des facteurs d’aggravation structurelle et à des besoins d’investissements sans précédent. C’est la soutenabilité même de son modèle productif et social qui se joue dans la capacité à organiser ces arbitrages.

Allemagne : un modèle économique sous tension

Comme l’a expliqué Armin Steinbach, la situation allemande révèle une fragilité d’une nature différente. Outre-Rhin, ce n’est pas un déficit excessif qui met sous pression les finances publiques, mais le ralentissement structurel de la croissance potentielle, passée en une décennie d’environ 1,5 % à 0,5 %. Ce recul tient à plusieurs facteurs étroitement liés. L’Allemagne fait face à un vieillissement plus prononcé que la France, ce qui réduit rapidement son offre de travail alors même que les gains de productivité ne suffisent plus à compenser cette contraction. À cela s’ajoute un sous-investissement public et privé persistant depuis les années 2000, dont le vaste plan d’infrastructures lancé récemment ne constitue qu’un rattrapage tardif. La conséquence est claire : des recettes fiscales moins dynamiques et une capacité moindre à absorber de nouvelles dépenses, qu’il s’agisse de défense, de climat ou de transition industrielle.

Ces pressions internes sont amplifiées par un choc géo-économique profond. Le modèle allemand, fondé sur un puissant secteur exportateur et sur des technologies industrielles de milieu de gamme, se heurte désormais à la montée en gamme rapide de la Chine. Les recompositions du commerce international, la volatilité énergétique et l’évolution des politiques américaines ont également mis en lumière la vulnérabilité d’une économie très dépendante de ses partenaires commerciaux et de conditions géopolitiques stables. La disparition des « dividendes de la paix », c’est-à-dire la période de stabilité géopolitique qui permettait de bénéficier d’une énergie peu chère, de chaînes d’approvisionnement sûres et d’un commerce mondial prévisible, oblige ainsi l’Allemagne à repenser la manière dont elle sécurise ses approvisionnements et ses filières critiques. La question pour l’Allemagne n’est donc plus seulement de préserver sa compétitivité, mais également de protéger ses chaînes de valeur et de définir les technologies qu’elle estime essentielles à sa souveraineté et à celle de l’Europe.

Dans ce contexte, la réorientation budgétaire vers la défense réduit encore l’espace disponible pour les investissements productifs, au moment même où la charge des intérêts sur la dette publique allemande devrait fortement augmenter dans la décennie à venir. Le pays se trouve ainsi confronté à des choix stratégiques difficiles. Maintenir le soutien aux industries énergivores permettrait d’éviter une rupture trop brutale, mais ne constitue pas une solution durable. Miser sur les technologies de pointe, notamment l’intelligence artificielle, offrirait un potentiel de productivité plus élevé, mais exigerait un repositionnement industriel profond. Accepter une tertiarisation progressive de l’économie, en particulier dans les services liés au vieillissement, représenterait une transformation structurelle majeure.

Selon Armin Steinbach, le modèle allemand est donc à un moment charnière. La dynamique qui a porté sa prospérité au cours des dernières décennies est grippé simultanément par le vieillissement, les transformations industrielles, l’instabilité géopolitique et l’intensification de la concurrence globale. La capacité du pays à se réinventer, à investir dans ses atouts et à redéfinir ses priorités conditionnera non seulement sa trajectoire propre, mais aussi l’équilibre économique du continent.

L’échelon européen comme réponse aux priorités stratégiques ?

Il peut sembler naturel d’imaginer que les grandes priorités stratégiques des États membres (transition climatique, défense, technologies critiques), appellent une réponse au niveau européen. Pourtant, comme l’a rappelé Grégory Claeys, l’Union reste marquée par une forme de pessimisme institutionnel. Ses capacités budgétaires demeurent limitées, ses instruments fragmentés, et la méfiance de nombreux États membres envers la possibilité d’un endettement commun continue de structurer les débats. Ce tableau, souvent répété, nourrit l’idée d’une Europe « forgée dans les crises »[2], d’une Europe qui n’apparait pas maîtresse de son destin.

Mais ce diagnostic, largement partagé, n’est pas une fatalité. Les intervenants sont tombés d’accord sur le fait que depuis une quinzaine d’années, chaque crise majeure a conduit à des avancées que l’on pensait auparavant impossibles. La réforme des règles budgétaires, le lancement du plan « Next Generation EU » et de la première émission de dette commune à grande échelle, les nouveaux filets de sécurité de la Banque centrale européenne (BCE) comme le « Transmission Protection Instrument » (TPI), ou encore l’adoption rapide d’instruments liés à la sécurité énergétique et à la défense, illustrent une capacité de transformation bien plus forte que ne le laisse supposer le discours habituel. Là où l’Union hésitait en 2008, elle a agi avec rapidité et coordination pendant la pandémie et la crise énergétique. L’enjeu aujourd’hui est donc principalement dans la capacité de l’UE à anticiper les chocs à venir, plutôt que d’y réagir a posteriori.

Ce paradoxe européen est particulièrement visible dans les domaines de la défense et du climat. Ils relèvent clairement de biens publics partagés, dont la prise en charge isolée au niveau national conduit à des inefficiences et à des comportements de passager clandestin. Par ailleurs, le caractère progressif de ces crises oblige à agir avant que les chocs ne se matérialisent pleinement. Pourtant, dès que l’on évoque des instruments communs (mutualisation d’investissements, programmes conjoints, création de nouvelles ressources propres européennes) les réflexes de prudence ressurgissent, nourris par la crainte d’une perte de souveraineté d’une part, et d’un partage inégal des coûts de l’autre. Les tensions industrielles récentes entre Airbus et Dassault, illustrées par les blocages autour du projet d’un « Système de combat aérien du futur » (SCAF), rappellent combien les divergences nationales continuent de freiner la construction d’une base industrielle et stratégique véritablement européenne.

La montée des rivalités géopolitiques oblige cependant l’Union à repenser sa sécurité économique à travers la protection des filières critiques : batteries, semi-conducteurs, satellites, technologies à haute intensité de capital, etc. L’enjeu n’est plus seulement l’efficience, mais la résilience et la capacité à orienter les investissements vers les secteurs stratégiques. À mesure que s’estompent les dividendes de la paix, l’Union glisse progressivement vers un nouveau paradigme où les dépenses publiques ne visent plus uniquement à stabiliser l’économie, mais à corriger nos dépendances commerciales et accompagner les transitions profondes du modèle productif européen.

S’il faut donc retenir une leçon de ce panel, c’est que l’Union européenne demeure traversée par un scepticisme tenace. Pourtant, les faits montrent qu’elle est capable de s’adapter. Les échanges tenus lors de cette conférence l’ont d’ailleurs montré : au-delà du pessimisme ambiant, une voie de passage existe, à condition de passer d’une logique de réaction à une stratégie d’anticipation, seule à même d’affronter les transformations industrielles, énergétiques et géopolitiques qui redessinent le paysage européen.

Alexis Guillaume

Image : Joseph Mallord William Turner, The Blue Rigi, Sunrise, 1842. The Tate Britain.

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Notes

[1] Security Action For Europe.

[2]  José Manuel Durão Barroso, President of the European Commission, Speech by President Barroso: “A Europe for all weathers“. SPEECH/11/838, Brussels, 30 November 2011.

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