Par 17h50 Bibliothèque

Une mise en perspective historique du renouveau des politiques industrielles

Dans un contexte de crises économiques, géopolitiques et climatique, les politiques industrielles, reléguées jusqu’il y a peu au second plan, reviennent sur le devant de la scène politique et médiatique. En 10 ans, le nombre d’articles mentionnant celles-ci a été multiplié par deux entre 2013 et 2023 (Graphique 1). Dans un monde géo-économiquement fracturé (Aiyar, Presbitero & Ruta, 2023) et pour assurer la transition énergétique, les politiques industrielles sont présentées comme des instruments permettant de changer la structure même l’économie. Les exemples de leur renouveau sont nombreux (l’Inflation Reduction Act – IRA, le Green Deal Européen etc.), comme le souligne la note de présentation de l’Institut Avant-garde sur le sujet.

Graphique 1 – Mentions des politiques industrielles dans la presse

Source: S. Evenett et al. (2024)

Comme l’affirment trois économistes de renom sur le sujet, “There are few economic policies that generate more kneejerk opposition from economists than industrial policy.” (Juhász, Lane et Rodrik, 2023). L’intérêt variable du monde académique pour les politiques industrielles au cours des quarante dernières années découle de deux faits. D’abord, l’absence de données empiriques fiables ; ensuite, le manque de consensus autour de la définition même de la politique industrielle.

Alors que l’Institut Avant-garde initie des travaux pour construire une nouvelle doctrine sur la politique industrielle, la note a pour objectif de dresser un état des lieux des définitions et des grandes tendances à l’œuvre concernant les politiques industrielles.

La politique industrielle, un concept qui n’est pas encore stabilisé

Historiquement, on assimile les politiques industrielles aux politiques dites verticales, c’est à dire centrées sur des secteurs manufacturiers ou entreprises particuliers, tels que l’automobile, l’aérien, ou encore la production d’acier. En raison des instruments souvent utilisés (taxes aux frontières, quotas), les politiques industrielles ont été considérées comme relevant du protectionnisme économique, distorsives et incompatibles avec le processus de libéralisation des échanges souhaité et mis en œuvre à la fin du siècle dernier. La montée en puissance de l’OMC, l’émergence du consensus de Washington[1] et le renforcement de l’Union Européenne autour du marché unique, furent à la fois moteur et symboles de ce désintérêt pour les politiques industrielles au sein des pays occidentaux (Juhász, Lane et Rodrik, 2023).

Dans les faits, cela n’entraina pas une disparition des politiques industrielles, mais une transformation des instruments utilisés. Afin de mener des politiques industrielles, les gouvernements développèrent des approches horizontales, i.e. des politiques qui atteignent potentiellement toutes les entreprises, sans regard sur leur secteur ou leur localisation. Les exemples sont nombreux : construction d’infrastructures, renforcement des institutions de recherches et d’innovation au niveau académique et financier, mesures améliorant la compétitivité des TPE/PME, etc.

Par ailleurs, l’analyse du discours politique actuel laisse apparaître que les politiques industrielles ont aujourd’hui des objectifs plus larges que la seule promotion de certains secteurs industriels : souveraineté économique, alimentaire, sanitaire, ou encore la transition énergétique. La déclaration commune des gouvernements français et allemand sur la politique industrielle de 2019 à Berlin traduit cette évolution des motivations des politiques industrielles. De fait, il s’agit d’une extension de la définition de la politique industrielle : toutes les politiques publiques qui visent, d’une manière ou d’une autre, une transformation structurelle de l’activité économique peuvent être vues, à des degrés divers certes, comme entrant dans ce champ.

En parallèle, les politiques verticales ont fait leur réapparition dans le large spectre des instruments mobilisés par les politiques industrielles. Juhász et al. (2022), grâce à l’utilisation d’un LLM (Large Langage Model),  et en analysant la base de données du Global Trade Alert (GTA) répertoriant les politiques commerciales des États, ont pu observer une augmentation du nombre de politiques industrielles, avec une accélération majeure entre 2018 et 2021.  Actuellement, un tiers des politiques répertoriées dans le GTA peuvent être considérées comme des politiques industrielles. De plus, 90% d’entre elles ont des approches verticales au travers de subventions et d’aides à l’exportation. Il est néanmoins important de noter qu’un grand nombre de politiques horizontales ne sont pas présentes dans la base de données du GTA. Une analyse sur une autre base de données conduirait probablement à une diminution du pourcentage de politiques verticales.

Dans une étude, DiPippo et al. (2022), montrent que les politiques industrielles représentent, en 2019, environ entre 0,4% et 0,8% du PIB des pays développés tels que la France, l’Allemagne ou les USA (Graphique 2), une dépense non négligeable d’un point de vue macroéconomique. On assiste donc à un élargissement des politiques industrielles et un réinvestissement académique et politique dans leur mise en œuvre. Ainsi, toujours selon Juhász et al. (2022), les « nouvelles politiques industrielles » (NPI) ont recours à un plus grand nombre d’instruments, résultats que l’on observe également dans l’étude de DiPippo et al. (2022) (Graphique 2). Les subventions directes, auxquelles on assimile souvent les politiques industrielles, ne représentent qu’une part minime des montants dépensés aujourd’hui. Par ailleurs, certaines politiques publiques ont un impact sur la productivité et la compétitivité d’un secteur, même si elles n’ont pas été pensées comme des politiques industrielles. Faire la comptabilité des politiques annoncées ouvertement comme des politiques industrielles n’est donc pas suffisant pour avoir une vision d’ensemble du sujet.

Graphique 2 – Dépenses en matière de politique industrielle

Note : Les auteurs ont utilisé une méthode « conservatrice » I.e. ils ont seulement pris en compte les politiques quantifiables et avec des données disponibles, les résultats sont sûrement en deçà de la réalité pour ces raisons méthodologiques. Sources: DiPippo et al. (2022)

Dans ce processus de réarmement économique et stratégique sous la contrainte des limites planétaires, les politiques industrielles sont devenues des outils clefs. En définitive, les politiques industrielles, telles que définies aujourd’hui, englobent de multiples branches de l’économie : développement, éducation, innovation, concurrence etc. au risque de se diluer dans une multitude de champs étudiés par ailleurs. L’effort d’articulation, voire de coordination, des recherches, ne doit donc pas être négligé à ce stade.

Vers une nouvelle taxonomie des politiques industrielles

Dans les faits, il peut être compliqué de catégoriser clairement les politiques industrielles à partir de la simple différenciation entre politiques verticales et politiques horizontales. Par exemple, les crédits-d’impôts recherche peuvent en théorie bénéficier à toutes les entreprises, mais en pratique vont avoir un impact différent en fonction des secteurs et de la taille des entreprises.

C’est pour cela que Criscuolo et al. (2022) dans “An industrial policy framework for OECD countries“ proposent une nouvelle classification pour caractériser les politiques industrielles et leurs outils (Graphique 3).

Graphique 3 – Classification des NPI 

            Note : Principaux canaux par lesquels opèrent les politiques industrielles. 

Cette classification se base, en premier lieu, sur la différenciation entre les instruments impactant l’offre et ceux impactant la demande. Ils affectent respectivement les décisions de production et de consommation domestique indépendamment de caractéristiques sectorielles, de taille ou de localisation. La classification se ramifie ensuite posant, du côté de l’offre, une distinction entre les instruments affectant les performances internes des entreprises et celles affectant les dynamiques entre elles.

Cette approche, en englobant toute la diversité des nouvelles politiques industrielles, pose les premières pierres d’un nouveau cadre de pensée permettant une analyse systémique des politiques industrielle. Mais il faut aussi repenser le débat autour des politiques industrielles.

Évolutions des débats académiques

Théoriquement, les politiques industrielles se concentrent sur trois défaillances de marché : les externalités, le besoin en biens publics, tel que des lois ou encore des infrastructures, et les erreurs de coordination. Les activités économiques génèrent souvent des externalités positives, c’est-à-dire des bénéfices qui s’étendent au-delà des acteurs immédiats impliqués et qui ne se reflètent pas entièrement dans les profits réalisés par ceux qui mènent ces activités. Ces externalités se manifestent sous diverses formes : retombées de l’apprentissage, externalité des « good jobs » (c’est-à-dire lorsque la création d’emplois favorise la cohésion sociale), la sécurité nationale etc. C’est notamment pour ces raisons que le secteur privé s’abstient souvent de financer des biens publics dont la rentabilité privée est faible, mais les rendements sociétaux sont élevés. Par ailleurs, des défaillances de coordination peuvent survenir lorsque la rentabilité des producteurs individuels dépend du niveau des activités économiques menées parallèlement par d’autres. Ce qui peut arriver dans le cadre de biens et services complémentaires, ou lorsque des économies d’échelle sont nécessaires. De tels scénarios peuvent conduire à l’existence d’équilibres multiples sans intervention des pouvoirs publics. Ces justifications théoriques sont très largement acceptées et partagées au sein de la littérature académique. Les débats se concentrent en fait majoritairement sur la capacité du gouvernement à compenser ces défaillances.

Ainsi, parmi les critiques faites aux politiques industrielles, celles revenant le plus souvent sont le risque d’asymétrie d’information et de capture des bénéfices par une minorité. L’idée est que, même s’il existe une défaillance de marché, le gouvernement ne dispose pas d’assez d’informations pour la corriger efficacement du fait d’une connaissance imparfaite de son ampleur et des secteurs au sein desquels elle s’exprime. La seconde critique porte sur le risque de capture du surplus social par une minorité d’acteurs privés du fait notamment d’actions de lobbying. La question des normes environnementales, au sens large, sont un bon exemple : leur mise en place peut paraître retardée ou accélérée en fonction de la force du lobby qu’elles touchent.

Les débats académiques ont ainsi vu des publications tendant à prouver l’efficacité ou au contraire l’inefficacité des politiques industrielles en se basant sur quelques cas bien précis. L’exemple du miracle des Tigres asiatiques à la fin du XXème siècle peut ainsi être opposé à l’échec des politiques industrielles en Amérique du Sud. Par exemple, dans un papier de N. Lane (2022) consacré à la Corée du Sud, il fut démontré que les politiques industrielles verticales, ciblant l’industrie lourde et chimique, mises en place dans les années 1970, déclenchèrent une transformation de l’économie sud-coréenne par l’accès à de nouveaux marchés. Ces résultats vont dans le sens d’une certaine efficacité des politiques industrielles, tout du moins verticales. Malgré ces avancées, la science économique fait face des lacunes en termes d’analyse systémique et internationale sur le sujet.

La recherche des facteurs expliquant ces différences, au premier rang desquels la capacité ou non, notamment en fonction des instruments utilisés, de la puissance publique à mener une politique industrielle, est ce qui anime maintenant les chercheurs. La disponibilité aujourd’hui de données empiriques macroéconomiques sur l’impact des politiques industrielles, ou la possibilité de leur disponibilité prochaine, change néanmoins la donne pour les recherches en cours ou à venir.  De récentes études et recherches, telles que le New Industrial Policy Observatory (NIPO) du FMI, se sont attachées à développer des bases de données permettant, dans l’avenir, le suivi macroéconomique des politiques industrielles et de mieux répondre à cette question.

Jean Fontalirand

Image : Jean-Emile Laboureur, Les usines,  1902, Musée de Nantes.

Note

[1] On appelle en général le consensus de Washington un corpus de mesures d’inspiration libérale, datant des années 1980 et qui s’opposaient en autre chose à l’interventionnisme de l’Etat.

Références

Aiyar, Shekhar, Andrea Presbitero, and Michele Ruta (2023), “Geoeconomic Fragmentation: The Economic Risks From a Fractured World Economy.” CEPR Press.

Chiara Criscuolo, Nicolas Gonne, Kohei Kitazawa, Guy Lalanne (2022), “An industrial policy framework for OECD countries – Old debates, new perspectives”. OECD Science, Technology and Innovation Policy Papers.

DiPippo G, Mazzocco I, Kennedy S, (2022), “Estimating Chinese industrial policy spending in comparative perspective”. Center for Strategic and International Studies.

Nathan Lane (2022), “Manufacturing Revolutions: Industrial Policy and Industrialization in South Korea ”, – Accepted. Quarterly Journal of Economics.

Réka Juhász, Nathan Lane, and Dani Rodrik (2023), “ The New Economics of Industrial Policy ”, Draft Paper.

Réka Juhász, Nathan Lane, Emily Oehlsen, Verónica C.Pérez, (2023), “The Who, What, When, and How of Industrial Policy: A Text-Based Approach”.

Simon Evenett, Adam Jakubik, Fernando Martín, Michele Ruta (2024), “The Return of Industrial Policy in Data”, IMF working paper.

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