Written by 13h35 Croquis

Les circuits financiers comme infrastructure politique : institutions, argent et pouvoir en France et en Europe

Nous vous présentons ici une recension de l’ouvrage universitaire collectif  Sociologies des circuits financiers, coordonné par Ève Chiapello et Alexandre Violle. Ce livre propose notamment de repenser la circulation de l’argent en termes de circuits, de relations sociales et de significations, plutôt qu’en se limitant à l’étude des prix ou des incitations individuelles.

Introduction

L’ouvrage universitaire collectif dont nous proposons la recension aujourd’hui – Sociologie des circuits financiers (sous la direction d’Ève Chiapello et d’Alexandre Violle) – s’inscrit dans un projet de sociologie économique original : celui de faire des circuits financiers un objet central d’analyse pour les sciences sociales. Mobilisant des enquêtes empiriques variées portant notamment sur des politiques publiques, les contributions réunies s’appuient sur un même cadre d’analyse centré sur la circulation de l’argent et les dispositifs sociotechniques, juridiques et organisationnels qui la rendent possible. En requalifiant ces circulations comme des « circuits financiers », les auteurs invitent à dépasser une approche purement abstraite ou macro-économique de l’argent, pour en saisir la matérialité, les acteurs, les médiations concrètes et les implications institutionnelles.

Pour saisir tout l’apport de cette sociologie, il convient dans un premier de revenir sur certains des concepts qu’elle mobilise. Premièrement, celui de « circuit financier », par lequel les auteurs   entendent un ensemble d’agencements stables – qu’ils soient comptables, juridiques, informatiques ou réglementaires – qui permettent à l’argent de se déplacer entre des entités (personnes, organisations, institutions), et de le faire sous des formes différenciées (subvention, prêt, cotisation, don, etc.). Ces circuits sont opérés et maintenus par une diversité d’acteurs – agents publics, banques, consultants, associations… – et s’inscrivent dans des chaînes relationnelles où les transactions prennent sens. L’étude des circuits permet dès lors d’analyser non seulement les flux monétaires, mais aussi les formes sociales, politiques et économiques qu’ils construisent ou transforment en circulant. Deuxièmement, celui d’« infrastructures », qui désigne ici l’ensemble de relations sociotechniques invisibles mais essentielles, qui permettent le fonctionnement fluide d’activités quotidiennes, comme les paiements ou les transferts financiers. Plus qu’un objet, ce concept renvoie à une construction évolutive, façonnée par les pratiques, les dispositifs techniques, les standards juridiques et comptables, et les multiples formes de travail qui l’entretiennent. L’argent, dans cette perspective, n’est pas extérieur à l’infrastructure, mais en est une production. Troisièmement enfin, celui de « marquage de l’argent », que les auteurs empruntent à Viviana Zelizer. Ce concept désigne le processus par lequel les individus ou les organisations attribuent des significations spécifiques à l’argent en fonction des relations sociales, des contextes d’usage et des normes culturelles. Loin d’être une entité uniforme, liquide et interchangeable comme le conçoit la théorie économique classique, l’argent est ainsi différencié, classifié et restreint dans sa circulation selon les finalités, les bénéficiaires ou les modalités de la transaction (cadeau, prêt, subvention, etc.). Ce marquage repose à la fois sur des dimensions relationnelles (la nature du lien entre les parties), techniques (outils de gestion, comptabilité, contrats) et culturelles ou morales (valeurs associées aux usages de l’argent), rendant visible la pluralité des formes monétaires existant dans les circuits financiers.

Au-delà de ces concepts, il convient également de s’attarder ici sur l’originalité de la démarche développée dans l’ouvrage, qui s’appuie sur une double inversion. D’une part, elle propose de regarder les coulisses de la circulation monétaire, là où se fabriquent concrètement les conditions de la liquidité et de la confiance. D’autre part, elle rompt avec une vision homogène et universelle de l’argent pour insister sur ses formes multiples et ses usages marqués, encadrés par des règles, des technologies et des conventions. L’argent devient alors un objet à la fois fluide et structurant, dont les modalités de circulation sont inséparables des relations sociales qu’il institue. En ce sens, la sociologie des circuits financiers permet de renouveler notre compréhension des politiques économiques, des finances publiques ou des instruments de gestion comptable, en replaçant leurs effets dans la logique des infrastructures qui les sous-tendent. L’ouvrage invite à ne pas séparer la monnaie de ses formes d’inscription matérielle ni de ses usages organisationnels. En décrivant comment les circuits forment des motifs durables de relations entre agents, l’enquête sociologique prend ici un tour néo-structural, proche de la sociologie des réseaux[1], tout en dialoguant avec l’économie politique des institutions et la macro-économie keynésienne[2].

C’est à l’aune de ce cadre analytique commun, centré sur la circulation de l’argent et ses supports institutionnels, que les différents chapitres de l’ouvrage prennent sens. Ils donnent à voir les tensions, les ajustements, mais aussi les effets structurants des circuits financiers dans des contextes variés : marchés, politiques publiques, dispositifs de financement européen ou relations inter-organisationnelles. Parmi les treize études de cas réunies dans l’ouvrage, quatre ont particulièrement retenu notre attention par leur capacité à éclairer, chacune à leur manière, des sujets que nous traitons avec une attention particulière au sein de l’Institut Avant-garde. Ces cas illustrent avec force les dimensions politiques et matérielles des circuits financiers que nous analysons souvent davantage selon une lecture plus économique, qu’ils soient pilotés à l’échelle européenne ou enracinés dans des configurations nationales et locales.

La première étude de cas que nous avons sélectionné est le chapitre d’Antonin Thyrard (chapitre 2) qui s’intéresse à la manière dont les institutions européennes cherchent à démontrer la valeur ajoutée de l’argent communautaire en construisant des « circuits synthétiques », c’est-à-dire des représentations du parcours de l’argent public européen. En revenant sur les dispositifs d’évaluation mis en œuvre pour retracer les effets des fonds européens, il montre que la démonstration de l’efficacité de l’Union repose autant sur des instruments d’audit que sur des opérations discursives et comptables visant à rendre visibles des effets autonomes de l’action européenne, distincts des politiques nationales.

Dans une autre perspective, Alexandre Violle (chapitre 3) propose une enquête sur les efforts de la Banque centrale européenne pour harmoniser les conditions d’allocation du crédit et de mesure des risques dans la zone euro. En analysant le premier grand audit bancaire européen mené en 2014 par la BCE, il met en évidence la difficulté à « déterritorialiser » l’euro, c’est-à-dire à imposer un regard unique sur des circuits de crédit profondément structurés par des normes nationales. L’étude révèle que, faute de pouvoir transformer en profondeur les infrastructures, les acteurs de la BCE ont dû se contenter d’une harmonisation partielle de l’évaluation du risque.

Les chapitres de Camille Rivière (chapitre 11) et d’Edoardo Ferlazzo (chapitre 12) s’inscrivent quant à eux dans une approche plus microsociologique des dysfonctionnements ou mutations silencieuses de l’action publique. Camille Rivière montre que la défaillance d’un circuit de financement européen destiné à la biodiversité, consécutive à une réforme administrative territoriale, révèle l’importance des pratiques de maintenance, de coordination et d’interprétation dans la reproduction de l’action publique. Loin d’être de simples ajustements techniques, ces opérations participent à une transformation structurelle, souvent invisible, des politiques environnementales. Edoardo Ferlazzo, quant à lui, analyse la crise des emprunts toxiques à travers une lecture des circuits de financement locaux et bancaires. En retraçant les conditions sociales et institutionnelles ayant rendu possible la diffusion de ces produits structurés, il propose une relecture originale de la crise comme un moment de trouble dans le » marquage » de l’argent public local. Ce trouble signale le décalage croissant entre la signification attendue d’un crédit public et la logique marchande qui la sous-tend depuis la financiarisation des années 80.

En examinant ces cas, cette recension s’attache à montrer comment les circuits financiers qui sont derrière les sujets couramment traités par l’Institut participent activement à la (re)définition des frontières du politique, des formes de souveraineté, et des rapports entre institutions, normes et territoires.

Démontrer l’effet de l’argent pour faire tenir l’Europe. Les circuits synthétiques au secours de l’investissement public européen – Antonin Thyrard (EHESS)

Le premier chapitre sur lequel nous avons décidé de nous concentrer explore les efforts déployés par la Commission européenne pour tenter de démontrer la valeur ajoutée des fonds européens malgré les limites du système de suivi budgétaire. « Tenter », car dans la gouvernance multiniveau qui caractérise l’Union européenne – où les États restent in fine les maîtres d’œuvre de l’allocation des fonds – l’argent européen, une fois décaissé, est, de fait, difficile à tracer. Les systèmes de suivi nationaux ne permettant, en effet, qu’une visualisation fragmentaire des trajectoires financières, limitant la capacité à boucler un véritable « circuit » (allant des dépenses aux recettes) des fonds purement européens.

Pour pallier cette faiblesse structurelle, l’auteur explique comment la Commission a multiplié, depuis les années 1990 (dans une logique que l’on pourrait presque qualifier de néo-managériale, les exigences d’information et les dispositifs d’évaluation. À cette fin, elle mobilise un grand nombre de consultants et experts, qui produisent des évaluations visant à mesurer les effets socio-économiques des fonds européens (emploi, croissance, innovation, etc.), mais aussi et surtout à représenter le « circuit » de manière intelligible et convaincante pour les citoyens. Une des particularités de ces évaluations consiste à privilégier les approches fondées sur la « théorie du changement », capables de représenter les chaînes causales liant les moyens, les actions et les impacts dans le temps, plutôt que sur des méthodes purement économétriques, souvent jugées trop limitées, notamment à cause de la mauvaise qualité des données.

Au-delà des questions de méthode, l’auteur insiste sur l’objectif de ces dispositifs : il s’agit de rendre visible l’empreinte de l’argent européen dans les territoires bénéficiaires, y compris pour des effets intangibles, comme les changements institutionnels ou d’attitude envers l’Europe. Ce faisant, il montre que les évaluations sont avant tout des instruments de démonstration de l’utilité des fonds européens, produisant ce que l’auteur appelle des « circuits synthétiques », c’est-à-dire des reconstitutions schématiques du passage de l’argent européen à ses effets attendus. Le travail des évaluateurs, souvent externalisé, s’apparente donc à une mission de tiers de confiance, dont le but est d’apporter des preuves et de combler les lacunes des systèmes de suivi.

Mais loin de se cantonner à de l’évaluation ex-post (relier les dépenses passées aux impacts mesurés), ces dispositifs permettent surtout d’apporter une justification supplémentaire aux décisions budgétaires futures, dans une boucle “argent-impact-argent” (A-I-A).  Cette logique de remonétisation du circuit est donc centrale dans les négociations budgétaires européennes. C’est qu’en effet, la difficulté technique à démontrer une réelle valeur ajoutée des fonds européen est souvent au cœur de nombreuses controverses politiques : critiques des États contributeurs (comme les « Frugaux »), tensions sur le juste retour national, ou encore Brexit.

Pour la Commission, il s’agit donc, à travers ces évaluations, non seulement de justifier les dépenses, mais bien plus encore de participer activement à la construction symbolique et politique de l’Union comme acteur d’investissement. À travers les circuits synthétiques, elle tente d’institutionnaliser une vision européenne de l’action publique – fondée, dans le cas présent, sur la circulation commune de l’investissement – en rendant visibles ses effets au-delà des frontières administratives nationales.

Déterritorialiser l’euro. La banque centrale européenne à l’épreuve de l’harmonisation des circuits de crédit nationaux – Alexandre Violle (École des Mines)

Ce texte – qui constitue le 3e chapitre de l’ouvrage – analyse le rôle et les pratiques de la Banque centrale européenne (BCE) dans le processus d’harmonisation des pratiques bancaires au sein de la zone euro, dans le cadre plus large de la construction de l’Union bancaire européenne. L’objectif affiché de l’institution étant de « sécuriser » la monnaie unique en renforçant la stabilité du système bancaire et en assurant une meilleure comparabilité des risques bancaires à travers les pays membres, à la suite notamment, de la crise des dettes souveraines qu’a traversé le continent, consécutive à la crise de 2008.

Pour illustrer son propos, l’auteur prend comme exemple les tensions rencontrées lors du premier grand audit mené par la BCE en 2014, l’Asset Quality Review. Cet audit, initialement prévu comme un exercice simple permettant un meilleur accès à l’information pour les régulateurs européens, a en réalité révélé la diversité des pratiques nationales en matière d’allocation du crédit et d’évaluation des garanties, qui sont souvent le fruit d’histoires et de circuits bancaires profondément enracinés dans chaque pays. À l’issue de l’exercice, l’auteur nous relate comment la BCE a dû renoncer à son intention initiale -imposer une standardisation complète – pour au contraire composer avec les spécificités nationales d’évaluation des risques.

Un exemple emblématique de ces disparités nationales avec laquelle l’autorité monétaire du continent à dû composer et qui est abondamment décrite dans le chapitre est celui du crédit immobilier en France, qui repose sur un système de caution – par le Crédit Logement, différent du modèle majoritaire en Europe, basé sur l’hypothèque. Ce régime spécifique a, dans un premier temps, suscité des doutes de la part de la BCE quant à la suffisance des fonds propres mobilisés pour garantir ces prêts. Pour défendre leur système, les banques françaises (le « Place de Paris »), appuyées par les autorités nationales, ont construit un argumentaire complexe, pour convaincre les instances européennes de la solidité du dit mécanisme. Cette mobilisation collective illustre les difficultés à concilier la logique d’harmonisation européenne avec des pratiques nationales spécifiques.

On peut également lire le texte comme une démonstration de la plasticité de l’approche de la BCE.  Partant d’une volonté d’imposer unilatéralement sa méthodologie, l’exercice finit par devenir, face aux fortes résistances liées à la matérialité des infrastructures financières nationales, bien davantage une comparaison et une explication des méthodologies propres à chaque État membre. In fine cependant, l’objectif de la BCE reste bien d’introduire progressivement des normes communes.

Au-delà des aspects purement techniques, ce chapitre met en lumière le fait que l’euro ne peut toujours pas, pour l’instant, se détacher complètement des contextes nationaux. La circulation du crédit repose sur des circuits bancaires ancrés localement, ce qui limite la portée immédiate de l’objectif de la BCE : la « déterritorialisation » complète de la monnaie. Pour y parvenir, la BCE devra donc réduire cette hétérogénéité par des processus longs, graduels, marqués par des compromis. De même, le texte invite à considérer la régulation financière européenne non seulement sous l’angle d’une émancipation des flux financiers par rapport aux États-nations, mais aussi comme un espace de négociation permanente. Cette régulation est un travail collectif, parfois conflictuel, qui tente de transformer durablement les circuits bancaires tout en intégrant des intérêts divers et souvent divergents.

La maintenance des circuits de financement de la biodiversité européenne ou la transformation invisible de l’action publique – Camille Rivière (Lab Crigen – ENGIE)

Ce chapitre propose une lecture originale de l’action publique à travers l’étude fine de la « maintenance » des circuits de financement européens, à partir du cas de la politique française de conservation de la biodiversité, Natura 2000. L’autrice défend l’idée que les circuits de financement ne sont pas des objets fixes ou purement techniques, mais des infrastructures instables, façonnées au quotidien par une multitude d’acteurs à travers des pratiques matérielles, comptables, réglementaires et numériques. En observant les situations de « grippage » de ces circuits — en particulier celui provoqué par le transfert précipité, en 2014, de la gestion des fonds européens aux régions françaises — Camille Rivière montre que les opérations de restauration de la circulation des fonds constituent en réalité des moments de transformation profonde de l’action publique.

La thèse centrale du chapitre est que la maintenance des circuits de financement agit comme un opérateur de changement structurel, bien que ces changements échappent souvent aux grilles habituelles de lecture des réformes publiques. À travers l’étude détaillée du blocage du cofinancement de Natura 2000 par le FEADER, l’autrice met en lumière les tensions entre temporalités européennes et nationales[3], les reconfigurations du rôle des différents échelons administratifs (notamment entre État et régions), et les effets de précarisation sur les agents chargés de l’animation locale de la politique. Le chapitre montre que ces ajustements bureaucratiques — réécriture des formulaires, redéfinition des critères de sélection, refonte des logiciels — ne sont jamais neutres : ils reconfigurent les priorités de la politique, les rapports de pouvoir entre institutions, et les modalités de mise en œuvre sur le terrain. En particulier, la généralisation des appels à projets et l’injonction à l’autofinancement apparaissent comme des mécanismes de normalisation managériale, qui affaiblissent les logiques territoriales construites depuis les débuts de Natura 2000. En s’appuyant sur une enquête empirique précise (entretiens, observations, séminaires), l’autrice met en évidence la centralité des street-level bureaucrats (les agents de terrain) dans ces processus. Leur action n’est pas simplement d’exécuter la politique, mais de négocier, d’adapter et parfois de résister à ses réorientations implicites. Le cas de la DREAL PACA, qui défend une certaine continuité de l’animation des sites Natura 2000 malgré les transformations techniques imposées, illustre cette capacité d’«attachement» à une vision territorialisée de la politique environnementale.

Ce chapitre propose ainsi un éclairage précieux sur la face invisible de l’action publique, en analysant les dynamiques de transformation silencieuse qui émergent lors de la maintenance de ses circuits techniques. Ces micro-décisions (au sens de leur caractère à la fois très concret mais très local), loin d’être anodines, traduisent des évolutions dans la manière dont les politiques européennes sont territorialement appropriées, administrativement reconfigurées et politiquement redéfinies.

Trouble dans le marquage : genèse du circuit financier de l’argent (dé)structuré du prêt aux collectivités locales – Edouardo Ferlazzo (EHESS)

Ce chapitre enfin, (le 12ème de l’ouvrage) analyse la diffusion des emprunts structurés auprès des collectivités locales françaises à partir du milieu des années 1990, en soulignant que leur développement repose moins sur des décisions contractuelles individuelles que sur une transformation profonde des circuits institutionnels du crédit local. L’auteur mobilise la notion d’« argent marqué », empruntée à Viviana Zelizer, pour qualifier ces produits financiers hybrides, à la fois porteurs de promesses de bonification initiale et de risques dérivés complexes. L’objectif est de montrer que ces prêts, rendus visibles lors de la crise des emprunts « toxiques » de 2008, résultent d’un désalignement entre les règles de distribution de la liquidité, les relations sociales entre banques et collectivités, et les significations projetées par les acteurs sur cette relation.

L’auteur identifie à ce titre deux grands processus de transformation. D’un côté, la dérégulation financière des années 1980, qui a permis aux banques de construire un circuit structuré du crédit, ancré dans des logiques de profit immédiat issues du marché des produits dérivés. De l’autre, la décentralisation, qui a libéré la demande de crédit des collectivités tout en perpétuant, dans certains cas, une représentation résiduelle des banques comme partenaires publics de confiance. Cette double libéralisation a ainsi donné naissance à une relation marchande déstabilisée, dans laquelle les banques ont adopté une logique financiarisée, tandis que certaines collectivités, notamment les plus petites, conservaient des attentes de l’ordre de l’intérêt public ou du soutien technique.

Ferlazzo montre ainsi avec finesse que la crise de 2008 n’a pas seulement révélé la toxicité des produits, mais a aussi mis en lumière un « trouble dans le marquage de l’argent structuré ». Ce trouble tient au fait que banques et collectivités n’accordaient pas le même sens à la relation de crédit : les premières voyaient une opportunité de rentabilité immédiate, les secondes s’appuyaient sur une confiance héritée dans leurs partenaires historiques. Ce malentendu, loin d’être un simple accident, a permis la contractualisation des prêts en masquant la nature exacte des risques encourus.

À travers cette analyse, le chapitre propose donc de repenser la diffusion des instruments financiers en termes de circuits, de relations sociales et de significations, plutôt qu’en se limitant (comme le font sans doute trop les économistes) à l’étude des prix ou des incitations individuelles. Il invite également à prêter attention aux zones d’ombre de la relation bancaire, qui peuvent à la fois faciliter les échanges et contenir les germes de crises futures.

Conclusion

En abordant la circulation de l’argent à travers la notion de circuits financiers, cet ouvrage collectif propose un cadre analytique fécond pour penser autrement les transformations de l’action publique, des marchés et des institutions monétaires. Les chapitres que nous avons sélectionnés (mais également nombre d’autres dans l’ouvrage) démontrent que les circuits d’allocation de l’argent sont loin d’être de simples canaux techniques. Ils constituent des infrastructures complexes, politiquement disputées, où se jouent des rapports de pouvoir, des redéfinitions de la souveraineté, et des reconfigurations institutionnelles de grande portée. En ce sens, les différents auteurs ne se contentent pas de documenter des objets empiriques variés ; ils engagent une réflexion théorique qui dépasse les cas particuliers. En montrant que les circuits doivent être conçus comme des agencements matériels et sociaux, toujours instables, partiellement opaques, et traversés par des logiques multiples (comptables, juridiques, politiques), ils nous invitent à renouveler notre compréhension des transformations de l’économie.

Une perspective qui s’avère d’ailleurs particulièrement précieuse face à un des débats actuels majeurs qui constitue des sujets de recherche de notre Institut : celui du financement de la transition écologique. Le concept de circuit permet en effet de déplacer l’attention des seuls montants alloués vers les modalités concrètes de décaissement des fonds, souvent bloquées ou ralentis par des défauts d’infrastructure ou des cloisonnements administratifs. Il interroge aussi les possibilités de création de nouveaux circuits dédiés à la transition, et les arbitrages qu’ils supposent en matière de priorités politiques et de mécanismes de redistribution.

Ainsi, en replaçant la question de l’argent au cœur des relations sociales et des dispositifs institutionnels, cet ouvrage éclaire fait ainsi apparaître des transformations souvent invisibles, mais déterminantes qui permettent de penser, dans toute leur matérialité, les politiques économiques, monétaires et écologiques contemporaines.

Romain Schweizer

Image : Ivan Fedorovich Choultsé, Calme de soir, Côte d’Azur, date inconnue, huile sur toile, 63.5 x 63.5 cm

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Notes

[1] Voir, à ce propos, les travaux de Mark Granovetter par exemple.

[2] Au sein de la macro-économie post-keynésienne par exemple, les modèle SFC (Stock-Flow Consistent) se proposent de prendre en compte la circulation monétaire avec davantage de finesse que d’autres modèles macro-économiques (voir, par exemple, le modèle GEMMES, de l’AFD)

[3] En l’illustrant notamment via le paiement des salaires des agents concernés.

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