Par 13h43 Propositions

Transition et marché du travail : mieux accompagner les réallocations

Les politiques de transition environnementale sur le marché du travail ont un coût pour les individus et les communautés dont l’activité dépend des secteurs carbonés, ce qui peut miner l’acceptabilité de celles-ci. Les dispositifs d’accompagnement des transformations structurelles sur le marché du travail aujourd’hui reposent sur l’anticipation des transformations futures et le passage de transitions « subies » en en transitions « choisies ». Ils rencontrent relativement peu de succès. Il pourrait être envisagé de les compléter par des politiques facilitant la création de nouveaux modèles économiques au niveau local et compensant la perte de salaire des anciens salariés « bruns » reconvertis.

  • Dans une note précédente, nous explorions en détail la nature et l’importance des coûts sur le marché du travail des politiques de décarbonation pour les lieux et les individus. Ceux-ci sont importants du fait des rentes élevées associées aux emplois détruits, et concentrés spatialement et dans certains métiers.
  • Les coûts des politiques de transitions sur le marché du travail risque de servir de base à un mouvement de résistance à ces politiques, à l’instar des Gilets jaunes en France ou bien le mouvement populo-rural BBB au Pays-Bas. Rodriguez-Pose & Bartalucci (2023) [1] proposent de classer les régions européennes en fonction de leur vulnérabilité aux politiques de transition (Voir Graphique 1.a). Ils se basent sur l’intensité carbone des emplois, l’importance de l’extraction d’énergie fossile, le poids de l’agriculture, de l’industrie lourde, du tourisme, la composition du mix énergétique, etc.
  • Cette vulnérabilité est inégalement répartie entre pays et régions, mais aussi est fortement corrélée au revenu (voir Graphique 1.b). S’il y a une discordance géographique entre les opportunités créées par la transition et là où les coûts sont concentrés, les politiques de transition risquent donc de renforcer les inégalités géographiques en Europe tout en semant les graines de leur propre opposition.
  • Compenser les coûts privés d’une transition socialement désirable est au cœur de la notion de « transition juste ». Son histoire remonte au « Superfund for workers» initié par Tony Mazzocchi, le dirigeant syndical de Oil Chemical, and Atomic Worker dans les années 90 pour compenser les travailleurs ayant perdu leur emploi à cause des politiques environnementales. La notion de transition juste a reçu depuis une reconnaissance institutionnelle plus large (voir ILO, 2015 [2] par exemple).
  • Les politiques françaises permettant d’accompagner la transition sur le marché du travail reposent sur plusieurs dispositifs permettant d’anticiper les grandes transformations productives et transformer les transitions « subies » en transitions « choisies ». C’est l’esprit du Conseil en évolution professionnelle (CEP), du Compte Personnel de formation (CPF), des dispositifs de démission-reconversion ou encore des Transition Collectives (Transco).
  • Mais comme évoqué dans un rapport [3] du Réseau Emplois Compétences, ces dispositifs ne rencontrent que peu de succès. Seulement 332 dossiers individuels Transco ont été déposés en 2022, les dispositifs de Démission-Reconversion ont concerné moins de 20000 personnes en 2022 et, alors qu’il était censé être un service universel, le CEP n’a accompagné que 150 000 actifs cette même année. Quant au CPF, s’il a été plébiscité par plus de deux millions de personnes en 2021, une enquête de la Dares révèle que la reconversion professionnelle n’est un but que dans 26 % des cas.
  • Par ailleurs, ces dispositifs ne permettront pas de redynamiser les marchés du travail locaux désavantagés par les politiques de transition, ni n’amèneront les travailleurs « bruns » à retrouver un niveau de salaire similaire à celui dont ils bénéficiaient auparavant, ce qui peut expliquer leur relatif insuccès. Pas suffisamment intéressants pour amener les salariés à anticiper leur reconversion, ils ne permettent pas non plus d’accompagner les transitions « subies ». Ils ne semblent donc pas répondre aux problèmes spécifiques liés à l’effet des politiques de transition sur le marché du travail.
  • Historiquement, les grandes transitions sur le marché de l’emploi se sont faites une retraite après l’autre, avec une place importante donnée aux partenaires sociaux. C’est notamment ce qu’il s’est passé dans le cas du charbon en France comme le décrit Paul (2008) [4]. Le pacte charbonnier national signé par l’ensemble des syndicats en 1994 (à l’exception de la CGT) est passé par la création d’un congé charbonnier de fin de carrière et l’arrêt des recrutements pour accompagner en douceur la décroissance de la main-d’œuvre dans la filière. À la fin des années 70, c’est le cas du secteur de l’acier qui s’est réglé de façon similaire. Si cette solution n’a pas empêché les régions dont l’économie était basée sur l’extraction du charbon ou de l’acier de souffrir, elle a limité le coût individuel de cette première transition. L’utilisation des retraites anticipées est donc ponctuellement une possibilité pour les travailleurs en âge de le faire, mais tous les travailleurs ne sont pas proches de la retraite, loin de là, et les réformes récentes ont d’autant plus limité cette marge.
  • Nous formulons deux recommandations pour réduire le coût des politiques de transition sur le marché du travail et améliorer leur acceptabilité :
  1. Tout d’abord, remettre au goût du jour des politiques industrielles localisées pour compenser les territoires perdus de la transition. Encourager les activités vertes à s’implanter dans les régions touchées permettra de rentabiliser les investissements dans la formation des travailleurs. Cela peut passer notamment par une politique industrielle plus horizontale encourageant le développement de compétences dans certaines régions comme le font déjà, dans une certaine mesure, les campus des métiers et qualifications depuis 2013. Le point essentiel ici est le suivant : il ne suffit pas de former les demandeurs d’emploi, il faut les former pour des emplois qui sont proches de chez eux. Bartik (2022) [5] propose un résumé de l’état de la recherche sur ce type de politique industrielle et insiste sur leur efficacité.

    Ces politiques sont aussi compatibles dans le droit européen. Dans l’Union européenne, les États membres ont la possibilité d’octroyer des aides dites « à finalité régionale » (ci-après les « AFR ») par dérogation au principe d’incompatibilité des aides d’État avec le marché intérieur (article 107, § 3, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). C’est par exemple le rôle du Just Transition Fund mis en place par l’Union européenne en 2021.

  2. Ensuite, mettre en place un véritable dispositif d’assurance salariale pour les salariés concernés par la transition, plus incitatif que les dispositifs existants, et ne s’arrêtant pas à la reprise d’un emploi. Haywood et al. (2021) [6] proposent par exemple la mise en place d’une « assurance salariale » pour compenser les travailleurs du charbon. Elle assurerait aux travailleurs des secteurs bruns un salaire au moins équivalent pour un temps dans le cas où ils retrouveraient un autre emploi dans un secteur plus « vert ».

    Les politiques d’assurance salariale sont en général critiquées, voir par exemple Cahuc (2018) [7], sur le plan de l’équité, car elles sauvegardent des rentes non liées aux performances individuelles et garantissent ainsi la position d’« insiders », mais aussi sur le plan de l’efficacité, car elles peuvent les désinciter à chercher un emploi encore mieux payé.

    Dans le cas de la transition écologique, ces critiques sont moins pertinentes. D’une part, la perte d’emploi est indépendante des performances de l’employé lui-même, mais intervient uniquement car elle est socialement désirable. D’autre part, le nouveau demandeur d’emploi se trouve dans un marché du travail sinistré où les emplois fortement rémunérateurs seront de toute façon rares dans un premier temps. Un système d’assurance salariale aurait l’avantage d’encourager les salariés touchés à retrouver un emploi plus facilement et de les pousser à se reconvertir tout en préservant leur revenu.

    En France, le contrat de sécurisation professionnelle permet déjà aux salariés concernés par une procédure de licenciement économique dans une entreprise de moins de 1 000 salariés de bénéficier d’une garantie de leur salaire précédent pendant un an en échange de l’engagement dans un parcours de formation. En l’état, le problème est d’abord que ce système est uniquement lié aux procédures de licenciement économique et pas à un mouvement volontaire de la part des salariés et ensuite qu’il est lié à l’engagement dans un processus d’accompagnement à Pôle emploi et s’achève en cas de reprise d’un emploi. Il ne remplit donc qu’à moitié les objectifs que l’on pourrait lui donner, car il n’est pas assez avantageux pour être vraiment incitatif et est mal armé pour accompagner des restructurations de plus grande ampleur qui doivent s’engager bien en amont de la fermeture des établissements.

Ces propositions ne sont pas des solutions miracles aux problèmes des politiques de transition sur le marché du travail, mais elles permettent de commencer à prendre plus au sérieux la question de leur acceptabilité. La question du coût financier d’une mesure comme le dispositif d’assurance salariale reste incertaine sans plus d’hypothèses [8], mais il serait réparti sur une longue période. De manière générale, nous pouvons souligner qu’éviter une « thérapie de choc » de la transition sur le marché du travail passe par des mesures qui auront un coût pour les finances publiques. Cela montre que réfléchir au financement de la transition ne se limite pas à considérer les coûts des subventions aux secteurs verts ou bien le bon niveau du signal prix permettant de décarboner.

Cyprien Batut

Graphique 1 – Vulnérabilité à la transition en Europe

a)     Vulnérabilité en Europe

b)     Vulnérabilité et revenu 

Note : Graphiques extraits de Rodriguez-Pose & Bartalucci (2023).

Image : Démolition de la grande cheminée – Etat d’avancement au 18 juillet 1916, Collection AFB Le Creusot, Archive départementale de Saône-et-Loire.

Notes

[1] Rodríguez-Pose, A., & Bartalucci, F. (2023). The green transition and its potential territorial discontents. Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, rsad039.

[2] International Labour Organization. 2015. “Guidelines for a Just Transition towards Environmentally Sustainable Economies and Societies for All.”

[3] Bouvart C. et Donne V. (2023). Relever collectivement le défi des transitions professionnelles. Rapport du Réseau Emplois Compétences, France Stratégie, Juin 2023.

[4] Paul, S. (2008). Entre activité et inactivité : les mineurs de charbon dans le processus de fermeture des Houillères du bassin de Lorraine. Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques127(9), 139-145.

[5] Bartik, T. J. (2022). How State Governments Can Target Job Opportunities to Distressed Places.

[6] Haywood, L., Janser, M., & Koch, N. (2021). The Welfare Costs of Job Loss and Decarbonization–Evidence from Germany’s Coal Phase Out.

[7] Cahuc, P. (2018). Wage insurance, part-time unemployment insurance and short-time work in the xxi century.

[8] Sur le nombre de personnes qui seraient effectivement concernés ou bien leur salaire dans leur nouvel emploi.

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