Cette note met en lumière le conflit entre la nouvelle doctrine budgétaire allemande et les règles budgétaires européennes. Avec l’arrivée de son nouveau gouvernement, l’Allemagne a assoupli le frein à l’endettement national et engagé des investissements massifs dans la défense, l’infrastructure et la transition. Pourtant, les règles budgétaires de l’Union européenne demandent une baisse des dépenses publiques. L’ironie est que l’Allemagne a elle-même défendu la mise en place de règles strictes lors de leur dernière réforme en 2024. Dans la mesure où une exception allemande paraît politiquement inenvisageable, une réforme des règles européennes devient de plus en plus incontournable. Cela représente une opportunité pour la France et les autres Etats membres pour renégocier certaines des exigences les plus strictes des règles européennes.
La nouvelle doctrine budgétaire allemande
Le nouveau gouvernement de Friedrich Merz inaugure un tournant dans la politique budgétaire allemande après des années d’austérité rigide imposée par le « frein à l’endettement », une règle constitutionnelle qui limitait l’endettement net annuel à 0,35 % du PIB. Une réforme constitutionnelle adoptée en mars a en effet considérablement assoupli ces contraintes. Elle a introduit deux changements majeurs :
- Toutes les dépenses liées à la défense et la plupart de celles liées à la sécurité dépassant 1 % du PIB sont désormais exemptées du frein à l’endettement.
- Un fonds spécial de 500 milliards d’euros a été créé pour soutenir des investissements supplémentaires dans l’infrastructure et le climat au cours des 12 prochaines années.
Cette réforme historique, promettant de stimuler les investissements publics allemands, est une réaction à l’évolution du contexte géopolitique. Elle a suscité des réactions positives de la part des alliés politiques au sein de l’UE et de ses États membres, dont la France, qui critiquaient depuis longtemps la rigueur budgétaire allemande. Les marchés financiers ont également accueilli favorablement la réforme. Florian Schuster-Johnson estime que les attentes positives en matière de croissance étaient le principal facteur à l’origine de la hausse des rendements des emprunts de l’État allemand depuis mars. Par ailleurs, les cours boursiers ont augmenté et l’euro s’est apprécié. Ce paquet budgétaire pourrait marquer un tournant dans le ralentissement prolongé de la croissance allemande.
Cependant, malgré ce large soutien, un défi demeure : la réforme semble entrer en conflit avec les règles budgétaires européennes.
L’éléphant dans la pièce : les règles budgétaires de l’UE
Pendant de nombreuses années, les débats sur la politique budgétaire allemande ont largement ignoré les règles budgétaires européennes, car celles-ci fonctionnaient de manière très similaire au frein à l’endettement national et étaient, avec leur limite de déficit fixée à 3 % du PIB, moins contraignantes. La récente refonte du cadre budgétaire européen a bouleversé cet équilibre. Bien que le critère des 3 % de déficit ait été maintenu, les évaluations de la soutenabilité de la dette ont été profondément modifiées. Les États membres doivent désormais négocier avec la Commission européenne des trajectoires pluriannuelles de dépenses publiques nettes, limitant leur croissance [1]. En somme, les règles européennes ne fixent plus de cible chiffrée unique. Même avant l’adoption du paquet budgétaire allemand, cette logique entrait déjà en contradiction avec celle du frein à l’endettement.
L’augmentation des investissements publics allemands dans les infrastructures et la défense accentue d’autant plus aujourd’hui l’écart entre les règles budgétaires allemandes et européennes. Au lieu de contenir la croissance des dépenses, la stratégie budgétaire vise explicitement à l’amplifier, ce qui implique également un niveau d’endettement plus élevé à moyen terme. Soudainement, ce sont les règles budgétaires européennes et non plus le frein à l’endettement national qui risquent de devenir le critère déterminant pour les décideurs politiques d’outre-Rhin.
Avec « ReArm Europe », lancée en mars, l’UE a introduit une certaine flexibilité dans ses règles budgétaires, notamment en permettant aux pays d’activer une clause dérogatoire nationale du Pacte de stabilité et de croissance [2]. L’Allemagne a déjà demandé l’activation de cette clause, qui permet d’exempter jusqu’à 1,5 % du PIB par an de dépenses de défense sur une période de quatre ans du plafond maximal de dépenses.
Cependant, nos partenaires de Dezernat Zukunft ont calculé que même avec cette exemption pour les dépenses de défense, l’Allemagne se heurtera à des contraintes significatives. Entre 2025 et 2027, elle ne pourra mobiliser qu’une faible part du fonds de 500 milliards d’euros destiné aux infrastructures et au climat. Pire encore, en 2028 et 2029, l’Allemagne dépasserait les limites budgétaires de l’UE même sans avoir recours à ce fonds (voir Graphique 1).
Graphique 1 – La trajectoire budgétaire allemande et l’endettement permis sous les règles budgétaires européennes
Lecture : L’endettement hors Fonds spécial infrastructure et climat inclut les dépenses budgétaire sous le frein à l’endettement, les dépenses d’un fonds spécial pour l’armée (2022-2027) et les dépenses pour la sécurité au-dessus de 1 % du PIB. L’endettement règles budgétaires UE est une estimation du trajectoire des dépenses nettes basé sur une analyse de soutenabilité de la dette. Tous les chiffres sont en milliards d’euros.
Par conséquent, le temps presse pour le nouveau gouvernement allemand dirigé par le chancelier Friedrich Merz, issu de la CDU conservatrice, et le vice-chancelier et ministre des Finances Lars Klingbeil, membre du SPD social-démocrate. Au cours de l’été, ils devront adopter un budget pour 2025 [3], négocier celui de 2026 et élaborer un plan budgétaire à moyen terme. Ce dernier devra impérativement être coordonné avec la Commission européenne pour garantir sa conformité avec les règles budgétaires. La fenêtre pour résoudre la tension entre les ambitions d’investissement allemandes et les contraintes fiscales européennes se referme rapidement.
Un défi pour l’Allemagne et une opportunité pour la France
Pour résoudre le conflit entre les plans budgétaires allemands et les règles fiscales européennes, deux options sont sur la table : (1) Accorder une exception à l’Allemagne ou (2) réformer les règles.
La première option semble politiquement intenable. Vingt-deux États membres ont déjà négocié leurs trajectoires de dépenses à moyen terme avec la Commission, et certains, comme la France, se sont engagés dans des efforts importants de consolidation [4]. Accorder une exception à l’Allemagne minerait la crédibilité des règles et susciterait une forte opposition, d’autant plus que lors de la dernière réforme, l’Allemagne a milité pour des règles strictes. De légers ajustements techniques comme la reclassification de certaines dépenses en dépenses de défense ne permettraient pas de dégager la marge de manœuvre budgétaire nécessaire. Comme le soulignent Steinbach et Zettelmeyer (2025), ces ajustements sont insuffisants pour permettre l’expansion budgétaire prévue par Berlin.
Reste donc la deuxième option : une réforme des règles européennes, qui apparaît comme la solution la plus prometteuse et la seule réellement réaliste. Une telle réforme profiterait non seulement à l’Allemagne, mais aussi à d’autres États membres. Une piste envisageable serait d’exempter certaines dépenses publiques approuvées par l’UE, notamment dans les infrastructures ou la transition écologique, des règles budgétaires. En France, par exemple, une partie des investissements climatiques devra être financée par la dette, alors que les règles actuelles ne laissent aucune marge à cet effet [5].
En parallèle, il y a l’opportunité pour la France de pousser pour la suppression des « garde-fous » actuels, qui imposent un déficit structurel minimum et une réduction automatique du niveau de dette, indépendamment du contexte économique. Ces dispositions, introduites en dernière minute sous pression de l’Allemagne et d’autres pays frugaux, n’ont aucune justification économique solide et risquent d’imposer une austérité excessive à plusieurs États membres.
Dans une perspective plus large, le cas allemand montre que les règles budgétaires peuvent faire obstacle à une politique budgétaire raisonnable. Plutôt que de s’appuyer sur des seuils figés, la gouvernance budgétaire de l’UE devrait s’orienter vers ce qui est économiquement justifié et pertinente, en particulier favoriser une trajectoire de croissance souhaitables. Intégrer l’impact de l’investissement public sur la croissance et son potentiel constituerait une avancée majeure vers une architecture budgétaire plus tournée vers l’avenir [6].
Jonas Kaiser
Image : Carl Grossberg, Interieur, 1935, huile sur contreplaqué, 40 x 50 cm. Collection Merrill C. Berman.
A lire aussi :
- La France sur une nouvelle trajectoire ?
- Climat contre budget : quelle trajectoire est soutenable ?
- Un potentiel en sursis ? Règles budgétaires et capacités productives
Notes
[1] Pour plus de détails, voir notre note « PLF et règles budgétaires européennes : un ajustement prématuré ? ».
[2] Voir notre note « ReArm Europe : quels financements pour la défense européenne ? ».
[3] L’ancien gouvernement n’a pas voté de budget pour 2025, ce qui explique pourquoi seule une version provisoire est actuellement en vigueur.
[4] Voir notre note « La France sur une nouvelle trajectoire ? ».
[5] Voir notre note « Climat contre budget : quelle trajectoire est soutenable ? ».
[6] Avec nos partenaires du European Macro Policy Network, nous travaillons à intégrer une telle approche dans la méthodologie européenne. Pour un premier aperçu de nos travaux, voir notre note « Un potentiel en sursis ? Règles budgétaires et capacités productives » ainsi que l’analyse par Dezernat Zukunft du contrat de coalition allemand (en allemand).