Le Fonds de transformation du Saarland, lancé en 2022, donne un exemple de ce que pourrait être une politique industrielle territorialisée ambitieuse visant à préserver et réorienter la base productive d’un territoire fortement dépendant d’industries carbonées, à travers un programme de 3 milliards d’euros financé par la dette. Sa mise en place illustre également les enjeux d’une telle territorialisation et son potentiel pour aider certains territoires à se diversifier et à développer de nouveaux modèles économiques. Toutefois, sa transposition en France semble difficile : les régions y disposent de compétences économiques limitées, de capacités d’endettement restreintes et d’un pouvoir politique moins affirmé qu’en Allemagne, notamment faute d’une gouvernance territoriale dotée de légitimité démocratique forte. Si des initiatives existent, comme Territoires d’industrie ou certains projets de filière, elles restent souvent ponctuelles et sans vision d’ensemble. Ce contraste souligne les obstacles institutionnels, budgétaires et politiques à la mise en œuvre d’une politique industrielle verte réellement territorialisée en France.
Nous avons eu le privilège de participer à un atelier, organisé en coopération par Forum for a New Economy, la Young Scholar Initiative de l’Institute for a New Economy et le ministère des Finances et de la connaissance du Saarland, consacré au Fonds de Transformation du Saarland, une initiative innovante de politique industrielle locale. Parce que ce projet pourrait servir de modèle pour d’autres projets similaires en France et en Europe, nous en faisons la présentation ci-dessous et en décrivons les principaux enjeux.
Le Fonds de transformation du Saarland
En 2022, le Land allemand de la Sarre a lancé un projet de transformation ambitieux (« Transformationsfonds ») qui vise à transformer la composition économique de la région. La Sarre est historiquement une région fortement industrialisée dans les secteurs automobile et sidérurgique. Mais ces deux secteurs sont en déclin : le secteur automobile allemand n’a pas pris le virage de l’électrique et risque de souffrir dans les prochaines années, tandis que le secteur sidérurgique doit réussir à se décarboner, grâce notamment à l’hydrogène, mais cela ne se fera pas sans pertes d’emploi. Du fait de sa forte spécialisation aujourd’hui, la part de l’emploi dans le secteur sidérurgique est sept fois supérieure à la moyenne allemande et plus de deux fois supérieure pour ce qui est du secteur automobile ; le Saarland est particulièrement mal placé pour affronter les années à venir si rien n’est fait.
Le risque est en effet que les investissements importants que doivent engager les industries de la région pour rester compétitives, et leur incapacité à les réaliser seules, n’enclenchent un cercle vicieux entraînant la fuite des entreprises et des travailleurs qualifiés du territoire, avec comme conséquence son appauvrissement.
Le projet de transformation vise à conserver et à créer de nouveaux emplois industriels dans la région et à contribuer à la transition écologique. Il a trois dimensions :
- Politique industrielle verte : attirer de nouvelles activités dans la région, reconvertir les anciens sites industriels, apporter des mesures de soutien pour les PME et ETI. Cela s’est notamment concrétisé en 2024 par l’installation de Vetter Pharma dans la région dans un ancien site de Ford.
- Développement d’infrastructures de support à la décarbonation : transport et traitement de l’hydrogène pour l’industrie sidérurgique, mesure d’efficience énergétique pour les bâtiments, économie circulaire, etc. Le Fonds de transformation de la Saare participe ainsi au financement de l’adaptation des anciennes infrastructures gazières pour le transport de l’hydrogène entre la Moselle et la Sarre.
- Innovation : soutien à la création de start-ups et aide à la recherche dans les domaines innovants, création de nouvelles formations, notamment pour faciliter les reconversions, etc. En pratique, cela passe notamment par la mise en place de nouvelles écoles de formation sous forme de partenariat public-privé avec le Länder, comme dans le cas de la Scheer School.
Le fonds de transformation prévoit un financement par la dette : 2,5 milliards d’euros d’endettement net et 500 millions d’euros de redéploiement de ressources pour un programme qui devrait durer jusqu’en fin 2032. Cela représente donc un investissement sur dix ans d’environ 3 000 euros par habitant dans la région. Pour surmonter des règles budgétaires qui restreignent les capacités d’endettement des Länder, l’intégralité de l’emprunt a été réalisée d’un seul coup en 2022 à la suite d’une déclaration de situation d’urgence en réponse à la crise énergétique. L’objectif était alors de ne pas avoir à emprunter chaque année afin de garantir la pérennité du programme. Cependant, cette approche a été remise en cause par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en novembre 2023 : le Saarland doit renouveler sa déclaration de situation d’urgence chaque année pour justifier l’utilisation de l’argent du fonds de transformation. Néanmoins, en 2024, un accord a été trouvé entre les principaux représentants politiques dans le parlement régional et devrait garantir la continuation du fonds jusqu’à sa fin prévue en 2032.
Quels enjeux ?
Le fonds de transformation du Saarland est une politique indéniablement ambitieuse ; à l’échelle française, elle se traduirait par un investissement de 180 milliards d’euros sur dix ans. Il s’agit d’une politique exemplaire pour les décideurs à la recherche de solutions pour accompagner territorialement la transition, et en cela elle éclaire aussi les enjeux de la territorialisation d’une politique industrielle verte.
Pour un économiste, il est possible d’analyser l’activité économique d’un pays ou d’une région à travers une approche territoriale dans le sens où, du fait de l’existence d’effets d’agglomération, elle a tendance à se concentrer autour de pôles plus ou moins grands avec un certain degré de spécialisation. C’est dans cette logique, par exemple que l’INSEE définit pour la France 305 zones d’emploi dont les tailles varient de moins de 10 000 à plus de 4 millions d’emplois pour celle de Paris. On peut imaginer un découpage moins précis, mais, quel qu’il soit, l’activité dans ces territoires est généralement divisée entre : une partie centrée autour des services à la personne, des petits commerces, des services publics, etc. c’est à dire des activités qui concernent principalement les habitants de la zone elle-même ; et une autre qui se concentre sur la production de biens et services qui seront « exportés » en dehors du territoire (mais pas forcément en dehors du pays bien sûr). Tandis que le premier type d’activité est plutôt généraliste, le second est plus spécialisé : la base exportatrice de nombreux territoires repose en général sur seulement deux ou trois secteurs en fonction de l’histoire et des avantages comparatifs de la région.
Dans le cadre de la transition environnementale, l’un des problèmes est justement que l’activité économique de nombreuses régions ou territoires est basée sur des productions plus ou moins carbonées, comme c’est le cas du Saarland avec la production automobile et sidérurgique. L’effet des politiques environnementales, qui augmentent le coût relatif des productions carbonées, a donc pour effet de mettre en danger la base exportatrice de ces régions. Le rôle d’une politique industrielle verte territorialisée est donc en principe d’aider ces régions à se diversifier et à développer un nouveau modèle économique basée sur une base exportatrice différente, mais aussi à remplacer les emplois perdus (Hanson, 2023[1]). Mais la réorientation économique d’un territoire est souvent plus que difficile, comme nous l’avons montré dans le cas de la désindustrialisation depuis 1998 : les régions les plus touchées sont en général incapables de remonter la pente et voient à la fois les revenus moyens et leur population baisser.
Les politiques industrielles localisées sont souvent critiquées par les économistes. On lui fait en général trois reproches : celui d’encourager une compétition économique entre les régions, de servir des intérêts politiques locaux, et de profiter avant tout aux activités déjà établies sur le territoire, au risque de retarder (au lieu d’accélérer) la transformation économique des territoires concernés. Ces risques sont réels dans le cas du Saarland : on peut en effet se demander si le fonds de transformation ne pourrait pas prolonger plus que de raison l’activité sidérurgique dans la région. Plus globalement, parce qu’elle implique un jugement sur ce que doit être la structure économique de la région, toute politique industrielle court le danger du conservatisme : c’est-à-dire de privilégier les avantages comparatifs d’hier plutôt que ceux de demain. Ici, cela passe notamment par un pari risqué sur l’hydrogène pour permettre la décarbonation du secteur.
Cela dit, on aurait tort de croire que les avantages comparatifs d’hier sont indépendants de ceux de demain et une politique industrielle bien ciblée a aussi l’avantage d’éviter la perte de forces productives importantes. Il s’agit notamment des salariés des secteurs menacés : si une usine entière ferme sans remplacement immédiat, c’est aussi un réservoir important de compétences et de savoir-faire qui ne profite plus à l’économie locale. En préservant une partie des activités antérieures, et en favorisant la reconversion d’une partie de la main-d’œuvre, il est possible d’éviter ce gâchis. Si les politiques industrielles locales ne sont pas sans risque, bien menées, elles remplissent certaines missions qu’aucun acteur privé ne peut prendre à sa charge, avec, dans le meilleur des cas, pour conséquence un accompagnement de la transformation économique d’une région qui minimise des perturbations couteuses économiquement et individuellement.
Un modèle réplicable en France ?
La question se pose naturellement : un Fonds de transformation comme celui du Saarland pourrait-il voir le jour en France ? La réponse, à ce stade, est plutôt négative.
D’abord, en raison des contraintes institutionnelles et budgétaires. Le cas allemand repose sur une capacité juridique particulière des Länder à emprunter massivement en cas de situation d’urgence, combinée à un ministère régional des Finances doté d’une forte légitimité politique. Rien de tel n’existe en France. Si les régions peuvent techniquement s’endetter pour financer des investissements, leur capacité d’endettement reste limitée, et leur rôle économique demeure contraint par un cadre institutionnel centralisé, malgré les lois NOTRe (2015) et MAPTAM (2014) qui ont renforcé leurs compétences.
Ensuite, c’est aussi une question de moyens. L’ensemble des collectivités locales françaises dépensent environ 8,5 millards d’euros par an en moyenne pour leur développement économique d’après un récent rapport de la Cour des comptes, mais il s’agit d’un total agrégé, largement dispersé entre communes, départements et régions, avec peu de leviers coordonnés à l’échelle territoriale pour conduire une politique industrielle ambitieuse.
Enfin, il manque une vision stratégique unifiée à l’échelle régionale ou infra-régionale. Des initiatives existent – on peut penser à la labellisation Territoires d’industrie, ou encore à des projets qui, grâce à l’implication des services de l’Etat et les régions ont une dimension territoriale, comme celui de la Vallée de la Batterie dans les Hauts-de-France –, mais il s’agit souvent d’interventions ponctuelles, projet par projet, sans cadre englobant ou stratégie de transformation territoriale claire. L’évaluation, par exemple, des Territoires d’Industrie par la Cour des comptes a révélé que si la labélisation n’avait pas eu d’effets, c’était en partie du fait de l’absence de priorité donnée par les opérateurs. Territoire par territoire, une telle labélisation a pu avoir des effets, notamment en faisant se rencontrer des acteurs ne discutant habituellement pas ensemble, mais ses effets restent donc limités. On pourrait ajouter que la relativement petite échelle choisie dans ce cadre n’aurait de toute façon par permis de s’inscrire dans une logique de transformation à grande échelle.
Plus largement, c’est la centralisation du modèle français qui freine une véritable territorialisation de la politique industrielle. Il n’existe pas, dans les régions, un équivalent à un ministère des Finances élu capable d’orienter une politique d’investissement comme dans les Länder allemands. Cela pose la question de la légitimité démocratique de cette politique industrielle et de la capacité de son pilotage sur le long terme. La mise en œuvre d’une politique industrielle territoriale exige pourtant ces deux dimensions : des marges de manœuvre financières, et une gouvernance capable de porter une stratégie cohérente dans la durée.
Cyprien Batut
Image: Voelklingen Iron and Steel Works. Voelklingen: Agency for International Development, ca.1948-ca.1955. Noir et blanc. Copyright: (c) NARA
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Notes:
[1] Hanson, G. H. (2023). Local labor market impacts of the energy transition: Prospects and policies (No. w30871). National Bureau of Economic Research.